Tod Browning – Une vie avec les Freaks
De Bret Wood
(traduit de l’anglais par Patrick Stavarasky et Eithne O’Neill)
Avant-propos de Boris Henry, Remiremont, Le Village, 2020
(édition révisée de l’originale éditée en 2018)
Contrairement à une théorie académique, il va de soi qu’on ne saurait séparer l’homme de l’artiste. Jésus n’est-il pas connu uniquement par les récits édifiants de sa vie rapportés par d’autres ? Vous me direz Jésus n’est pas un artiste. Il est trop facile de vous opposer que sa vie a inspiré un nombre assez sidérant d’artistes. Alors prenez Charlie Chaplin, sa maîtrise de la pantomime face à la caméra serait-elle aussi somptueuse sans sa pratique antérieure des scènes de music-hall ? Pouvez-vous soutenir sans ciller que ses descriptions d’hommes se découvrant un grand cœur, ivres, n’a rien à voir avec son paternel ? Certes, la biographie n’explique pas tout d’une œuvre mais ne pas tenir compte des lettres de Vincent Van Gogh pour éclairer la genèse de ses tableaux confine à l’absurdité. Aussi, même si c’est un truisme, rappelons que les artistes sont comme tout un chacun capables du meilleur comme du pire.
Toutefois, ce ce n’est pas parce qu’on ne peut séparer l’homme de l’artiste qu’il faut jeter le bébé avec l’eau du bain. Que Voltaire ait eu des intérêts dans la traite négrière rend-t-elle son œuvre infréquentable ? Que Leni Riefensthal ait eut un penchant coupable pour l’esthétique nazie justifie-t-il de jeter ses films au panier ? En ce cas, faisons disparaître de l’Histoire avec un grand H toutes ses avanies et brûlons allègrement les photographies de David Hamilton et d’Irina Ionesco. Croit-on sérieusement que les artistes n’ont pas de part sombre à l’instar du commun des mortels et les prendrait-on pour des anges ? Certains des plus estimés d’entre eux n’ont-ils pas désigné leur œuvre comme un « monstre » les dépassant ? Assurément, ils ne sont pas au-dessus des lois mais pas non plus à la merci de la première vindicte populaire. Si l’on estime que l’un ou l’autre s’est soustrait à la loi, il est loisible de le faire valoir sans s’ériger juge absolu.
Ce livre n’est pas fait pour plaire aux esprits frileux. Biographie au sous-titre français accrocheur parfaitement justifié : « Une vie avec les Freaks », elle s’achève précisément sur un focus sur le fameux film Freaks. À en croire Bret Wood et bien des témoignages antérieurs, Tod Browning (1880-1962), doué d’un authentique tempérament, se souciait peu d’être aimable. Pis, il adorait mitonner et a souvent romancé pour les journalistes, son apprentissage de la vie. Fasciné par les bas-fonds, il se rêva gangster et se consola, plus ou moins, en devenant un « bad guy » d’Hollywood. Retracer sa biographie n’est donc pas sinécure tant subsistent de zones d’ombre quant à sa jeunesse et tant il a multiplié les fausses pistes au sujet de sa carrière. Cependant, qu’on l’admette ou pas, la matrice de son œuvre tient à un tragique accident dont Tod Browning fut responsable mais dont John R. Freuler, Harry E. Aitken et Roy Aitken, les dirigeants de la maison de production Mutual Film Corporation, ont camouflé les dégâts les plus dramatiques.
Après avoir été clown, bonimenteur et contorsionniste dans des cirques et avoir travaillé dans un Freak Show ou « Foire aux monstres », Tod Browning est devenu, en 1914, acteur à Hollywood, alors en folle expansion. Agé de 34 ans, il travaille pour les superproductions de David Wark Griffith puis réalise, à compter de 1915, des courts-métrages pour la Mutual dont « The Spell of The Poppy ». De fait, les jeunes faucons de la Mecque du Cinéma carburent à la cocaïne, dite alors selon Kenneth Anger dans Hollywood Babylone[1], la « poudre de joie » et font l’amour sous opium. Le réalisateur Raoul Walsh précise : « Tod Browning adorait jouer aux cartes. Je savais qu’il venait du Kentucky car il vantait tout le temps son whisky. Je ne l’ai jamais vu ivre ni même perdre son sang-froid. Il jouait et buvait jusqu’au milieu de la nuit et rejoignait le studio au petit matin, frais comme un gardon ». Justement, au petit matin du 16 juin 1915, Tod Browning et ses collègues les réalisateurs George Siegmann et Allan Dwan, l’acteur Elmer Booth et une actrice dont le nom demeure encore mystérieux décident d’achever la nuit au Vernon Country Club en périphérie de Los Angeles. Hélas, abusé par le brouillard, le roadster conduit par Tod Browning s’encastre à demi sous un train. Elmer Booth, 32 ans, est décapité. Tod Browning et George Siegmann sont grièvement blessés. Browning a le visage balafré, la dentition explosée, le thorax écrasé, une jambe cassée sans oublier des lésions génitales. Immédiatement, Allan Dwan, conducteur de la seconde auto évacue ladite actrice et pour limiter le scandale, les frères Aitken font croire à la police que c’est Elmer Booth qui conduisait l’auto de tête.
Tod Browning s’en tire à raison de plus d’un an d’hôpital et force morphine mais il sombrera pour une année dans l’alcool dix ans plus tard. Au demeurant, son second plus gros succès comme scénariste avant de pouvoir reprendre le collier de réalisateur est The Mystery of the Leaping Fisch (Le mystère du poisson volant), un film de deux bobines tourné par John Emerson, en juin 1916. Douglas Fairbanks y joue le détective toxicomane « Coke Ennyday » qui combat les trafiquants de drogue mais qui renifle lui-même à tout va de la cocaïne, s’injecte du laudanum et mange de l’opium ! Puis, le 5 août 1916 voit la première d’Intolérance de DW Griffith dont le co-scénariste est Tod Browning et les assistants à la réalisation : George Siegmann, Woody S Van Dyke et Allan Dwan. Hors le décès d’Elmer Booth, l’honneur est sauf ! Par la suite, les films de T. Browning baignent dans une atmosphère gruesome, c’est-à-dire « morbide-grotesque », et jonglent brillamment, n’en déplaise aux abstracteurs de quintessences, avec les motifs d’amputation, de décapitation ou de castration.
Au lendemain de sa dépression alcoolique, T. Browning réalise The Unholy Three (le club des trois) (1925) ou l’histoire d’un gang de malfrats réunissant le ventriloque Echo, le nain Tweedledee et l’athlète Hercule. Lon Chaney interpréte le double rôle d’un escroc contorsionniste et d’un pasteur anglican difforme dans The Black Bird (L’Oiseau noir) en 1926. Par amour désespéré pour une femme, ce Janus qui vrille à volonté sa colonne vertébrale s’acharne à ruiner la réputation de son rival jusqu’à mourir en d’insoutenables souffrances. Dans la foulée, Browning fait de Lon Chaney, le tenancier borgne, et au visage scarifié, d’un bouge de Singapour dans The Road to Mandalay (La route de Mandalay). Rosemarie, sa fille, élévée dans un couvent et rescapée de l’accouchement durant lequel périt sa mère ignore l’identité de son père dont elle a une trouille bleue. Bientôt, un ami de celui-ci tente d’en faire une prostituée. The Show (La Morsure) (1927) est une variation sur le thème de la décollation du Baptiste par l’ardente Salomé au sein du Palace of Illusions de Budapest. Pour ne citer qu’elle, la fin du film voit la belle embrasser la tête de son amoureux posée sur une assiette. Ce « Palace » comprend le torse sans jambes Zela, l’araignée veuve noire Arachnida ou la sirène Neptuna. La même année, Lon Chaney joue un faux manchot dans The Unknown (L’Inconnu) qui finit par se faire amputer des deux bras par un pseudo chirurgien pour ne pas décevoir l’écuyère dont il est éperdument épris !
Bela Lugosi est affamé de chair et de sang dans Dracula (1932). Enfin, Freaks (La monstrueuse parade) (1932) dépeint des artistes de cirque au corps d’éphèbes mais à l’âme vile, châtiés par un nain et une femme à tête d’épingle. Hélas, face à ce film atypique le public « prend ses jambes à son cou et déserte les salles »[2] hors quelques villes américaines « comme Boston, Buffalo, Cleveland, Saint-Paul, Minneapolis, Omaha et Houston, où la recette, étrangement, fut supérieure à la normale »[3] ce que l’on ne s’explique toujours pas. Ce chef-d’œuvre est à son tour amputé par la censure qui refuse notamment une scène montrant la « femme-phoque » poursuivie par un vrai phoque et surtout que l’Hercule soit émasculé et chante d’une voix de fausset. Relevons également que le clown Phroso, amoureux de Vénus, la dresseuse d’otaries est explicitement décrit comme impuissant et bien sûr, citons la chute du film où la sémillante trapéziste Cléopâtre se révèle réduite à une « femme-poule ».
Alors doit-on se contenter de décrire Tod Browning comme l’expert du « macabre pathologique » ou convient-il de rappeler cette analyse célèbre de Roland Barthes issue de Fragments d’un discours amoureux : « Ce que cache mon langage, mon corps le dit. Mon corps est un enfant entêté, mon langage est un adulte très civilisé[4] » ?
© Benoît NOËL
[1] Auch, Tristram, 2013.
[2] Jacques Delattre dans « Tod Browning, l’Edgar Poe du cinéma », Télérama, 8 octobre 1975.
[3] Jacques Goimard : « Le jour où les maudits prirent la parole », L’Avant-Scène Cinéma consacré à Freaks, N°264, 15 mars 1981.
[4] Paris, Le Seuil, 1977.
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