L’Absinthe Rosebud
Sous une allure de lutin feu follet, Matthieu Frécon est un expert doublé d’un sage. Avec sa complice Florence Thiéblot, il a créé la Distillerie Edelweiss en Val-de-Bagnes en 2017.
Distillerie Edelweiss : Batterie des Mayens 129, 1948 Sarreyer (Canton du Valais) Suisse
Par ailleurs, Matthieu Frécon, est l’infatigable animateur du site de référence : devenir-distillateur.com et auteur de la bible : L’Alambic – L’Art de la Distillation – Alcools , Parfums, Médecines (Genève, Ambre, 2015).
Florence Thiéblot : – Avec Matthieu, nous partageons la même conception ou vision de l’absinthe : elle préserve la santé et elle perfore l’horizon. Elle maintient la constitution, l’intégrité physique et elle transcende nos pensées, nos projets. Avant de rencontrer Matthieu, j’avais comme lui pour guide en matière absinthique l’écrivain Alfred Jarry, chantre d’une pataphysique onirique finalement pas si illogique lorsqu’on s’offre le plaisir de le lire. L’absinthe, c’est notre Rosebud commun, en fait.
Matthieu Frécon : – Je suis venu à la distillation par passion de la spagyrie, le côté médical de l’alchimie. Je me suis formé en Côte d’Or et auprès de maîtres distillateurs alsaciens. De l’an 2000 à 2014, j’ai relancé l’Appellation d’Origine Réglementée : la Fine Faugères, une remarquable eau-de-vie du Languedoc d’origine vinicole au sein de l’atelier public de Caussiniojouls puis au sein de ma distillerie d’Autignac, toujours dans l’Hérault. En 2014, j’ai laissé les clefs de cette distillerie à deux amis qui travaillent sous le label : L’Atelier du Bouilleur. Je me suis alors partagé entre l’écriture du livre somme : L’Alambic et des animations de stages de formation à la distillation mais surtout entre la culture et la distillation de l’eau de rose et la pratique du violoncelle dans les forêts de châtaigniers occitanes. Outre l’absinthe, mon autre grand choc émotionnel lié à la dégustation de spiritueux fut effectivement un ouzo libanais parfumé à la rose.
Florence Thiéblot : – En 2017, nous avons créé la Distillerie Edelweiss dans un « mayen » ou corps de ferme de moyenne montagne, sis à 1300 mètres d’altitude, à Sarreyer, en Val-de-Bagnes dans le Canton du Valais. C’est un choix de vie atypique mais conforme à nos aspirations et davantage encore à l’esprit de la plante absinthe endémique. Certes, la ferme, n’est accessible l’hiver qu’en raquettes mais au printemps les absinthes sauvages constellent le chemin d’accès au mayen. C’est une sacrée récompense et un cadeau du ciel qu’il serait malséant d’ignorer. Notre distillerie est une ancienne ferme désormais sans bétail mais on y cultive des plantes et nous sommes convaincus avec Matthieu que les plantes nous cultivent en régulant nos humeurs et en nous accompagnant dans la quête de nos racines. Notre premier essai fut de produire une Chandelle verte (69°), cette fois macérée puis en partie redistillée mais conjuguant surtout absinthe sauvage de haute-montagne, souvent chargée en thuyone, gage de sa résistance à l’altitude, badiane, et plantes d’absinthe cultivées par mes soins telles la Petite absinthe ou l’aurône, dite aussi « citronnelle ».
Matthieu Frécon : – En comparaison de cette absinthe montagnarde spontanée, celle de plaine paraît de la salade. L’été, sa coupe m’offre 200 kilos de plantes aux puissants arômes amers. Il en va de cette absinthe sauvage comme des myrtilles de haute altitude, elles sont plus petites mais plus riches en goût. Cette Chandelle Verte, macérée et en partie redistillée au bain-marie dans un petit alambic de 130 litres chauffé au bois s’inscrit dans la tradition des vertes de la Belle Époque parisienne mais elle jouit d’un autre atout. Les plantes macèrent puis certains extraits sont redistillés avec de l’alcool de vin « nature » labéllisé Demeter, c’est-à-dire ni souffré, ni acidifié, ni vieilli en chais, et distillé dans mon ancienne distillerie d’Autignac. Forte de cet esprit de vin, titrant entre 70 et 75°, la Chandelle verte est une authentique eau-de-vie crue et amère. Vis-à-vis de ceux qu’un haut titre alcoolique effraie, rapellons qu’un alcool fort contient d’avantage d’oxygène lequel valorise les arômes. Enfin, last but not least, l’absinthe est magique puisqu’elle offre au consommateur la possibilité de régler le volume alcoolique désiré en ajoutant plus ou moins d’eau.
Florence Thiéblot : – Plus on coupe cette absinthe sauvage, plus il en pousse ! Tout l’été, ses effluves enbaument le mayen. Après la coupe, l’essentiel est de la sécher, à l’ombre, à basse température et le plus vite possible puis de la maintenir au sec pour éviter tout parasite.
Matthieu Frécon : – En revanche, la durée de macération est variable selon les matières et les recettes d’absinthes. Les plantes et fleurs expriment des arômes de nez exubérants mais éphémères. Dès lors, leur macération est plus courte que celle des graines, des baies ou des tiges boisées. En ce qui concerne la recette de la Chandelle verte, sa couleur est tissée par les ingrédients uniquement macérés. Je distille la moitié des essences au bout de 15 jours de macération puis j’y adjoins l’autre moitié macérée mais non redistillée.
Florence Thiéblot : – C’est pourquoi l’art de la macération ne doit pas se perdre quand bien même nous estimons avec Matthieu que les absinthes distillées ont un petit côté cuisiné et plus fondu en bouche…
Matthieu Frécon : – Florence est une incomparable cuisinière et sa sapience d’utilisation idéale des épices et condiments est très précieuse pour l’élaboration de nos recettes de spiritueux qu’elle signe. Nous partageons la conviction que l’absinthe apéritive et digestive doit son succès à ses vertus médicinales. Aussi, Florence conçoit-elle avant tout ses bouquets de plantes et de graines comme des baumes humains.
Mon intérêt pour la distillation procède donc de la spagyrie et ma devise est invariable : « bon goût, bonne santé, bonne ivresse » mais cette devise est un palindrome du moment que « bonne santé » en demeure le pivot. De fait, je suis triste que le bien-pensant culturel écarte l’invitation de Baudelaire à s’enivrer de « vin, de poésie ou de vertu » et plus dépité encore que l’absinthe, indispensable fée verte des artistes du XIXe siècle soit désormais l’apanage des mortifères gothiques ! L’excellent historien des alcools Raymond Dumay[1] notait qu’il en va de l’alcool comme du sexe. On les évoque toujours de manière détournée, jamais frontale, mais l’Artemisia absinthium est un régulateur du souffle vital pas un vecteur de descente aux enfers !
Florence Thiéblot : – Nous avons créé la Distillerie Edelweiss à un moment un peu critique de la production alcolière suisse, à savoir, la fermeture de la Régie Fédérale des Alcools de Berne, créée en 1887. Comme en France ou en Allemagne faire respecter la législation incombe désormais aux douanes. C’est regrettable car cette administration ne comprend pas les spécialistes : œnologues, chimistes ou juristes, experts en ce domaine et n’a pas à cœur de faire circuler les informations nécessaires. Néanmoins, ne voyons pas tout en noir car les douaniers suisses nous ont tout de même fourni un petit logiciel visant à calculer l’alcométrie et manifestement inconnu de leurs homologues français…
Matthieu Frécon : – Nous nous en servons surtout en fin de distillation pour régler le degré d’alcool, sinon nous avons pour règle de mener la chauffe tout doucement à tel point que notre chapiteau est juste posé sur la cucurbite. Si il y avait une forte pression de vapeur, il sauterait. Une bonne chauffe se conduit au doigt, à l’œil et au son : en jaugeant la chaleur du cuivre, en observant la densité des vapeurs émises et au cliquetis du chapiteau. Notre alambic bain-marie à repasse servait aux bouilleurs de cru d’Alsace qui m’ont enseigné l’épanouissement des vapeurs par un lent refroidissement. Nous conservons exclusivement les alcools de cœurs de chauffe et éliminons sévèrement les têtes et les queues.
Nous filtrons si nécessaire avec une passoire mais ne procédons à nul banchiment. Par ailleurs, ici, on exclue le plastique, et on travaille nos « médecines douces » dans le cuivre, l’inox, le verre et le bois. Nous n’employons pas davantage d’eau distillée ou osmosée car celle de notre robinet est non chlorée et peu calcaire. Pour rabattre le degré alcoolique, je lui préfère néanmoins celle de la fontaine d’un village voisin, d’origine plus schisteuse, que je recueille en dame-jeanne et qui valorise parfaitement les arômes des alcools.
Florence Thiéblot : Au mayen, nous suivons à la lettre le dicton du distillateur : « L’Alambic va vers la matière » ou si l’on préfère « L’Alambic va vers la plante » signifiant que le distillateur préfère toujours travailler avec ce que la nature lui donne localement. La nature étant très prodigue aux portes de la ferme, nous avons développé notre gamme de spiritueux avec ce que les prairies environnantes proposent et nous distillons du Gin, du Génépi, de la Verveine, etc. Je travaille actuellement à un Génépi à l’alcool de pommes et à une liqueur d’arquebuse. Nous disposons d’une unité de brassage pour préparer des alcools de grains (esprit de bière, whisky, esprit de grain pour le gin…) et nous avons noué un partenariat avec des producteurs de malts et de houblons suisses en bio. Outre le batiment d’habitation, nous avons une distillerie de 140 m2, avec des salles de transformations (labos, séchoirs, salles de réception ou de stages) d’environ 100 m2. L’emplacement et la place relativement réduite nous encouragent à avoir une production de grande qualité mais de petite quantité, ce qui nous assure une qualité de vie et de réflexion optimales, et, in-fine, une disponibilité totale au soin apporté au « travail ». Une de nos devises est : « Aucune ambition de développement industriel n’est envisagée ni souhaitable, profitons de la vie telle qu’elle se propose ici ! »
Matthieu Frécon : – À la différence de nombre de mes confrères, je ne crois pas que le mariage de l’Artemisia absinthium et de l’anis (Pimpinella anisum) soit si naturel que cela. Personnellement, je préfère recourir à une petite proportion de badiane mais du fait qu’elle ne produit qu’un faible louchissement, on lui a tôt préféré l’anis et les suggestives volutes de l’anéthol dans le verre. Notre Étoile d’argent (60°) est également peu anisée et ne blanchit pas beaucoup. C’est toutefois, une Reine des neiges dans la tradition des absinthes suisses surfines à consommer étendue d’eau fraîche. La bouteille renferme une douce fleur d’edelweiss, emblême suisse et de notre distillerie. Enfin, nous suggérons de déguster notre Bleue (45°) en digestif, sans eau, ou alors sur un lit de glaçons concassés qui révèleront ses notes tendres et équilibrées d’anis, de coriandre et de carvi.
Florence Thiéblot : L’hiver nous savourons lentement la Chandelle verte dans des mazagrans saupoudrés d’un peu de neige légèrement sucrée. L’esprit de Jarry et de la Grande Gidouille ou distillation universelle repose sur nous. L’ivresse est euphorisante, cordiale et conviviale. Au demeurant, une boisson réconfortante et stimulante n’était-elle pas nommée autrefois « cordial » ?
Propos recueillis par Benoît NOËL
[1] Guide des alcools, Paris, Stock, 1973 puis réédité sous le titre Célébration des alcools, Paris, La table ronde, 2008.