Benoît NOËL et ses amis

Exposition Jean-Pierre Larcher à la Coupole (2005)
February 1, 2016 damir

LA SÉANCE-FICTION (2)

À Véronique, l’icône vraie.

Toutes sortes de facteurs qualifient ou disqualifient, subrepticement, la séance. Il en va ainsi du choix des vêtements à mettre ou à ôter, de l’accompagnement musical ou des boissons offertes, qui sont autant de philtres. Tant qu’elles ont gardé un gant, une bague, une cigarette au bout des doigts, les modèles ne s’estiment pas nues. Autres précieux alibis allégeant leur décision de s’exposer en tenue d’Eve, mélange détonnant de courage et d’orgueil. Vanité pas toujours assumée. Car même, si tout un chacun, pactise à la légère avec sa conscience les justifications, à posteriori, peuvent être alambiquées. Certaines semblent avoir accepté la séance pour pouvoir la raconter, au creux de l’oreille, de leur meilleure amie, ravies d’avoir tenté cette expérience au moins une fois dans leur vie. Un jour, elles la narreront à leur petite-fille. Il incombe parfois au photographe de substituer un prétexte à un autre. – À celle qui veut poser dans une fourrure qui l’avantage, je propose un bain, véritable toboggan des songes. Néanmoins, j’essaye de les dépouiller de leurs colifichets lesquels sont autant de peaux superflues. Dans le fond, je tente de me mettre humblement à leur service, elles doivent pouvoir supporter ces doux sévices. 

Donc, elle garde ses gants, ou plutôt ceux de Max Klinger, Marlon Brando, Giorgio de Chirico. La suite épique de gravures du premier ou les mésaventures d’un gant dur à cuire ; les trouvailles du second jouant d’un gant comme d’une d’un pis face à la Vivien Leigh interdite d’Un Tramway nommé désir ; le gant de vaisselle du troisième promu ready-made de la constellation surréaliste. Puis, si la fantaisie nous prend de tourner d’un quart de tour son image alanguie sur un lit, ce n’est plus une « flaque de chair » façon Francis Bacon, mais le fougueux El-Nino qui remet la planète à l’heure…

-Très peu de jeunes filles refusent une séance et presque toutes semblent avoir envie sinon besoin de vivre cette expérience, serait-elle unique. L’écueil veut qu’une poignée seulement s’investisse dans ce travail. Peut-être parce qu’elles ne sont jamais rémunérées et que je fais mentir le dicton : Tout travail mérite salaire. Il n’empêche que j’attends d’elles, actrices ou pas, l’engagement dont elles peuvent faire preuve sur un plateau de cinéma. Je le répète, il n’y aura pas d’image digne de ce nom sans échange, même symbolique, toujours symbolique, don et générosité. Même après toutes ces séances, j’évite d’anticiper les réactions du modèle. En fait, ces expériences me servent et me fourvoient car tout provient du modèle. La lumière comme la disponibilité. Au demeurant, jamais une séance n’atteindra ses objectifs s’il ne fait pas la course en tête. Il est absolument vain de croire pouvoir le court-circuiter. On brise entente, charme et sortilège. Le pari de le prendre à la bonne vitesse suffit amplement. C’est pourquoi je m’aligne sur la vitesse de croisière de chacun. C’est une gymnastique mentale.  

D’emblée, elle devance des souhaits encore inconnus du photographe. Danse réglée au millimètre. Communion sacrée. D’après ses actrices, Ingmar Bergman conçoit ses mises en scène comme des chorégraphies, s’inspire des trouvailles de Merce Cunningham comme de Bob Fosse. Federico Fellini et Pedro Almodovar, quant à eux, ont filmé Pina Bausch. Aventurière racée, elle sait qu’elle a tout à apprendre, perdre et retricoter. Elle rabote son ego pour se fondre dans la situation proposée. Elle n’explose pas seulement dans son gracieux bustier. Elle ira loin. Même le timbre de sa voix est inédit.

– Je refuse toute trame narrative, toute dérive psychologique ou sentimentale. Je leur demande simplement de respirer à fond, de reprendre possession de leurs membres, que leur peau devienne une plaque sensible. C’est l’entraînement minimum d’une comédienne, tout comme les sportifs s’échauffent ou les musiciens accordent leurs instruments… 

Elle gère avec maestria les communications du standard de la Comédie-Française et ne perd pas une miette des allées et venues du hall. On profite lâchement de son sourire pour improviser une question saugrenue. Elle a la bonté d’apprécier. Nue, elle gagne à être connue. Elle assure, rit, semble détendue. L’est-elle ? Durant les deux séances d’anthologie que nous ferons ensemble, dans une complicité magique, elle ne quittera pas des doigts sa cigarette. Son diadème. Lorsqu’elle en aspire une bouffée, il fait basculer le demi-jour de la pièce. Mercure. « Petit bout rouge » disait Serge Gainsbourg, « luisant dans la nuit ». Baromètre de ses émotions, de nos respirations au diapason…

Grande liane ineffable, elle ne fait rien pour séduire. Moins elle en fait, plus elle aimante. Électrise. Sa réserve subjugue, sa pudeur pétrifie. Elle domine la séance sans avoir l’air d’y toucher. Au guet, sous les les hibiscus, c’est une lionne de la savane ! Sanglée dans son jean, elle ne décolle pas ses coudes de ses tétons rougis. Elle promet une autre séance, différente. Puisse-t-elle se détendre et nous entraîner dans le puzzle  de ses souvenirs d’enfance, de ses cauchemars intimes dont elle livre des pièces aussi éparses que fascinantes. Qu’elles me pardonnent, les jeunes filles élancées m’ont toujours évoqué des sexes masculins fichés en terre. Des phallus totems. Des totems phallus. Peut-être parce qu’elles nous forcent à nous redresser pour capter leur sourire. Alors, une grêle nous crible le dos, de l’occiput au coccyx. Nous visualisons leur squelette en frissonnant, telle une radieuse radiographie, mais jamais l’attache de leurs seins ni leur volume et moins encore leur poids. Moins sollicitées quoique par des mâles triés sur le volet puisque les trop petits changent de trottoir à leur vue, elles en conçoivent parfois un dépit farouche, et arborent outre leur air altier, une mélancolie riante. Tea-time sur une terrasse d’été. Je pousse les biscuits au chocolat à l’ombre pour éviter qu’ils ne fondent au soleil. C’est le début d’un exquis malentendu. Elle croit en avoir abusé. La vie ne tient qu’à un fil.

Fin et délicat, son visage est un ovale parfait. Fi de l’heure ou de la latitude, nulle arête n’empêche la lumière de trouver instantanément son niveau, nulle aspérité ne crée d’ombre déplacée. Le tour de force consiste à restituer ce Vermeer. À l’instant où le photographe convie l’actrice à libérer son souffle, il importe qu’il retienne le sien…  

– Les unes se préparent en buvant des citronnades, les autres en évitant de penser à la séance. Celle-ci est arrivée défaite. Elle venait de vivre une aventure d’une seule nuit. Elle s’en voulait et sortait de deux douches. Bien évidemment, je lui ai proposé de reporter la séance. Elle refusa obstinément et glissa dans le sommeil. Je ne savais que faire. Finalement, elle adora les photos. Mais attention, il ne m’importe pas d’expliquer ce que je soigne personnellement dans mon travail, et je feins d’ignorer les failles, brèches, débâcles ou traumatismes trahis par les modèles.  

À l’inverse des défauts visibles comme le nez au milieu de la figure, la beauté intérieure est, par définition, secrète et rétive. Bas les masques, toute honte bue !

Elle est déterminée. Son profil acéré, ses muscles fuselés, les tendons nets de son cou et la pression du sang frémissant dans ses veines en attestent. On se surprend à vouloir chasser de son sein le grain de beauté qui le nimbe. Elle ne se livre qu’à demi et c’est déjà un fol parcours du combattant. Le garçon d’étage du Meurice sert un véritable chocolat chaud et, tout-à-trac, elle se déballonne. Elle vit sous pression depuis trois jours. Un inconnu couche en travers de son palier. On lui a conseillé d’acheter un pistolet d’alarme. Elle ne sait pas et ne veut pas s’en servir. Un soupçon de colère la pare comme un rubis. Photo !

Sauf son respect, elle est un phénomène de foire. La « Femme sans tête » du Circus Barnum, la « Femme 100 têtes » de Max Ernst. Rita Hayworth changée en gorille à la Foire du Trône. L’ogre de Charles Perrault. Un pur caméléon. Éreintante, elle aime contraindre, confie-t-elle, son partenaire à changer de sexe, en se contentant d’agir comme un gars, puis récupère sa peau sans crier gare. Incandescente, elle ne connaît pas le repos. Comédienne hors-pair, elle vous ballade d’une cosmogonie à l’autre, tantôt Dogon tantôt punk. Cicerone ou stalker de no man’s land improbables dont elle a dérobé la clé on ne veut savoir où. Insulte au travail, à l’obstination méritoire, à la rage de vaincre, elle irradie sans recours à nulle méditation supérieure. Les métamorphoses de son corps glorieux entretiennent un commerce singulier avec les charbons photographiques. Enfin, qualité rare, lorsqu’elle s’est donnée une fois, elle ne tourne pas le dos, ne ferme pas sa porte, et ne reprend pas sa confiance au premier accroc.

Toutes rondeurs, sa poitrine est aussi éloquente que son visage. Las, le frileux cinéma français ne sait que faire d’elle. Elle effraie ses partenaires sinon les hommes. C’est un Rembrandt, un Rubens, un Renoir. Docteur Jekyll et Mister Hyde coincés dans la même peau. Elle s’étiole à jouer des prostituées, mais personne ne l’imagine au-delà de cet emploi de façade. Elle s’avoue harassée de tétaniser les hommes, de les sentir jouir trop vite. Je la crois indulgente. L’homme n’a nul respect pour son prochain qu’il est pourtant incapable de reproduire, fait obstinément passer toute femme maîtresse de son plaisir pour une sorcière, et violente sans vergogne celles par trop dissemblables de l’image réductrice qu’il s’est forgé de sa mère. Il a même inventé ces contes à dormir debout d’Eve issue de la côte d’Adam et des vierges fécondées par le vent. Spirituel, non ? C’est vous dire l’opinion qu’il a de lui-même. Vantard ou immodeste, jamais à la hauteur. Albert Camus ne prophétisait-il pas à propos de l’homme moderne : on retiendra de lui qu’il « forniquait mais lisait les journaux » ? Otage de son zgeg quoique faisant mine de s’intéresser à la marche du monde. -Pourtant, le moment n’est-il pas venu, conclut-elle, que les hommes cessent d’être des singes pendus à nos seins ? 

Elle est la femme. Gravide. Une image déjà classique de la maternité. – La séance fut brève. J’ai pris fort peu d’images. Sans forfanterie, elles étaient toutes bonnes. C’est le prestige des grandes actrices. Elles vous transportent en Abyssinie. Elles sont en phase avec elles-mêmes, en paix avec leur enfance, certaines du travail accompli. Leur corps jadis rebelle, assoupli par les mûes successives, a accompli sa révolution. Les tragédiennes sont tout sauf des enquiquineuses. Elles sont à la recherche de l’inédit, bravent l’interdit. Il n’y a qu’un enregistrement mécanique, pas de pathos, les photographies sont données, c’est l’idéal, mais extrêmement rare.  

Chut, elle dort ! Forme neuve de la séduction, inscrite au cœur de l’ombre dans un cercle triangulaire, détendue, discrète, disponible. Belle endormie, belle de nuit, belle de jour, belle toujours et davantage encore. Et lorsqu’elle s’abandonne, c’est en pleine possession de ses moyens qui vous contraignent et qui vous forcent à plus d’attention. Sur ce, l’instant décisif accourt. Il convient de l’accueillir en douceur. D’être cueilli par la grâce. Si l’opéra la porte avant que le silence ne nous submerge. Si les petits projecteurs Cremer la chauffe et la berce durablement. Le combat d’œil à œil recommence alors, même le photographe aveuglé, même le modèle, proie des songes. Soudain, un rai de lumière expose son âme, aspire le photographe et son apparei ! Quand elle s’offre, elle est toute liqueur. Juvénile, elle dort du bon côté qui la caractérise. Son appétit d’expériences neuves illumine son visage. Les afféteries, tics, rôles, fards, rimmels grillés dans le cendrier. Juvénile, elle dort du bon côté de la vie. Réveillée, elle a livré son secret. À l’instar de Janus, elle est aussi spontanée que cérébrale. Ces deux nerfs de son tempérament se fondent sublimement dans son visage. Un cliché du photographe en fait la preuve par neuf. Un instant, elle en veut au voleur d’âme. C’est la rançon des photographies révélatrices. Le sacrifice du torero dans l’arène. La danse du scalp via des ruses de sioux. La photo par suffocation et sublimation !

Épris de la Nadja d’André Breton, le photographe tient le surréalisme pour la véritable équation du XXe siècle et cite volontiers Henri Michaux : « Le fond de l’œil n’a pas révélé le fond de l’affaire ».

– Le travail au cœur de Paris précipite ma recherche sur les liens de l’être à la société du spectacle, à la tyrannie de l’ère des médias, le déni de toute déontologie, l’instrumentalisation croissante du corps et son écrasement mercantile. L’immersion en pleine nature interroge davantage la sphère intime du corps, privée et ontologique. Ou alors, c’est l’inverse, il n’y a pas de règles, il faut jouer avec le feu, tout dépend de la générosité du modèle, de ma disponibilité, le plus difficile étant de surmonter nos egos. J’envisage les séances de pose comme un baume de l’âme. 

-L’absinthe selon Ernest Hemingway toujours, un « serum de vérité au goût de ver à bois », le doux psychotrope au goût de miel amer qui autorise les voyages dans les miroirs sans tain…

-Oui, un fluide visionnaire, un philtre amoureux…  

Dès lors, si l’occasion fait le larron, que penser du cadre des prises de vues ? Certes, deux mille mètres carrés en Forêt de Compiègne forment un studio de choix, mais cela n’est rien encore. La nature règne partout en maître, et, ce jour-là, un gouffre se joua du photographe et de son modèle. Il avait élu un arbre vigoureux, mais lorsqu’elle s’accroupit au pied de celui-ci, il faisaient face à un à-pic vertigineux. Merlin semblait les avoir pris sous son aile, à moins que grisés par la potion de Panoramix, ils ne soient tombés sous le charme d’un chêne. Pour regagner la concentration du modèle, il tenta un triple salto arrière : – Lorsque la pesanteur sociale disparaît, le corps apparaît en apesanteur, et parfois en lévitation. Mais le modèle monté en puissance, proposait déjà une gestuelle sans apprêts, onirique et menée par l’épine dorsale. Danse propre à ravir Eugène Delacroix qui restituait ses odalisques par le « milieu » et non par le « contour » soit par la fameuse substantifique moelle. Il incombait au photographe à épouser ce rythme et à tenter d’être à la hauteur de son rayonnement solaire. – D’opérer en forêt permet aussi de couper court à cette urbanité normalisatrice et de fouetter la sensualité même si le naturel revient au galop, en capricieux boomerang. Sans doute, l’aplomb avec lequel elle recherchait ses yeux était le précieux indice d’un caractère trempé, mais même un second indice encourageant -la clarté de son regard- pesait peu vis-à-vis du précipice malin…

Mannequin professionnel, elle tient du guerrier Massaï comme du berger Peul. C’est une figure de proue dont n’osent s’approcher quatre-vingts dix-neuf pour cent des mâles transis. Dès lors, magnanime, elle attire à elle les élus de son cœur pour une initiation vaudoue ne négligeant aucun stade des voies escarpées de l’extase. Il n’est pas question pour l’impétrant de sauter une étape de ce chemin de croix qui le videra de sa substance, en vue d’une renaissance supérieure. L’ascèse spirituelle, pendant de la performance physique exige ce dépassement, couronné par la consécration d’une belle âme, vouée à son tour à l’initiation rituelle. – Nous sommes les forgeronnes du sexe. Le sexe de l’homme, il doit être dur pour nous affoler. Il porte le feu en nous. C’est à nous de le forger convenablement. Avec tous les moyens dont nous a doté la nature. Sinon, c’est péché, comme vous dites. L’homme, il nous met l’eau à la bouche, on le rend fort, on flambe tous, après c’est la transmutation, l’homme nous met en eau, nous dérivons, et nous finissons tous en nage, perdus dans l’océan des rêves. Hélas, qui se soucie encore du savoir-faire, de remettre son ouvrage cent fois sur le métier, de ces douces effusions, de cette fusion d’outre-tombe ?

Sans doute, des biches, faons et cerfs qu’il photographiait, adolescent, en Forêt de Rambouillet aux modèles des plages de Normandie, le photographe traque-t-il l’innocence. La photographie a-t-elle d’autre rôle que de magnifier foudre, sève et sang à l’origine du monde ? Mieux, à Jean-Paul Sartre qui soutenait hardiment : « L’enfer, c’est les autres », il rétorque : – La morale, c’est les autres. De fait, à force d’ausculter les âmes, il s’est convaincu qu’intégrité et altérité roulaient de concert. L’intégrité commence par le respect de l’altérité.

L’observateur attentif de son œuvre aura remarqué que ses photographies s’articulent autour d’un détail métamorphosé du corps humain. Ici, un sein iceberg ; là, un œil vautour ; ailleurs une côte sous le vent ; un dos ouragan. Ainsi dresse-t-il une irremplaçable topographie des blasons féminins.

Étrange contrée que celles des étoiles des mers pour ne rien dire de celles du septième ciel. Pays où l’on n’arrive jamais. Pays dont on ne revient pas. Chambre d’écho d’un cri sans fin. Mehr licht !

La gaze qui l’enveloppe sur ce cliché est un moyen de créer des formes abstraites. Les uns la perçoivent noyée ; les autres, ravie. -Pour ma part, je la vois comme l’Ange Gabriel, c’est dire la part du spectateur dans l’œuvre d’art. Ceci sans compter avec la petite place ménagée à l’omission, au hasard objectif, à l’acte manqué si tant est qu’ils ne s’imposent pas d’eux-mêmes. En définitive, je tente de photographier des elfes, des sylphides. Les photos volées ne m’intéressent pas, ni la ressemblance, pas plus que la mise à nu. Seul compte l’habit de lumière, condition de la métamorphose et si possible, de l’éternité.  

Les images dynamiques sont biseautées et leur portée infinie. Les photographies éloquentes ondoyantes comme l’eau, leur rhétorique inouïe. Alors arrêtons.

© Benoît Noël

Photo Jean-Pierre Larcher

 

 

Photo Jean-Pierre Larcher

 

 

Anne Brochet (Photo Jean-Pierre Larcher )

Photo Jean-Pierre Larcher