Absinth Depot Berlin
Three Is The Perfect Number…
À Annick,
Doué du don d’ubiquité, ce garçon est un feu follet. Martial Philippi est tombé comme moi dans le chaudron de l’absinthe grâce au Paul Verlaine du XXè siècle. Par amour des feintes, de l’odeur du temps et des « iris absinthe de Marilou aux extases sous-jacentes » sublimées par l’homme à tête de chou. À l’Absinth Depot Berlin, il est partout, un œil sur les consommateurs du trottoir, sur une échelle de la réserve, auprès d’un client, de dix clients, mijotant un cocktail, ornant d’un tampon maison chaque sac de vente en papier, préparant une commande, renseignant amplement le touriste égaré ou le néophyte en fée verte, redoublant de politesse dans son refus absolu de servir les femmes enceintes, saisissant au vol le téléphone, surveillant les mails, la play-list musicale, saluant les habitués, réconfortant les âmes en déshérence, souriant, jovial, posé (« posed » dit mon fils Rémi), et cela, en plusieurs langues, repérant à mille lieux le danger avec le charisme d’un psychiatre d’exception n’opérant pas à l’abri d’un cabinet privé face à un patient mais face à 50, en live et en public. Si j’osais un mauvais jeu de mot : il dépote, le Martial !
Et avec cela, humble : – « Benoît, avant d’écrire un article sur l’Absinth Depot Berlin, je tiens à t’informer de notre politique de fonctionnement intérieur avec mon associé Hermann et mes employés internationaux : Janosh, Laetitia, Mister Ross… Ici personne, ne porte de titre de position, de grade, ne le joue à l’ancienneté. Nous ne nous appelons pas boss, associé, assistant… Tous les jeunes que nous employons ont la passion du produit, des produits, suffisamment de peps pour défendre le rite, les rites et amener en douceur, les consommateurs aux absinthes nobles et dignes de ce nom. Nous sommes tous des acteurs égaux de l’Absinth Depot et des absinthizer ou absinthiseurs comme tu voudras, des magnétiseurs peut-être, oui, des rechargeurs en bonne énergie. C’est à une philosophie de la consommation raisonnée que nous voulons amener. En fonction du métabolisme de chacun, comme tu dis, et eu égard à la résistance personnelle à l’alcool festif. Cela n’empêche pas les fêtes surtout à Berlin qui en est la capitale actuelle pourvu qu’elles s’achèvent en fêtes. Je n’ai pas de vocation à ramasser le vomi des uns ou des autres. Ici, cela n’arrive jamais, y compris sur le trottoir. J’aime mieux que les gens repartent la banane aux lèvres, juste bien… »
Des clients, ce n’est pas ce qui manque à l’Absinth Depot, des colorés, des excentriques, déboulés des quatre coins du globe. – « Tiens, c’est Roman, un coursier cycliste qui sillonne Berlin toute la journée en long et en large. Il parcourt environ 120 Km par jour. En fin de journée, il vient se rincer le gosier avec quelques absinthes. Vu ce qu’il a éliminé dans la journée et ce qu’il va expectorer le lendemain, il en jouit sans souci. Tu connais déjà Kyle Bairnsfather puisque Peter m’a dit que tu l’avais rencontré à Heidelberg. On communique énormément avec Peter, c’est un distributeur incontournable en Allemagne et nous partageons la même approche de la fée clémente comme avec toi, je crois… »
J’ai effectivement entraperçu Kyle à Heidelberg et nous échangeons plus longuement dans mon mauvais anglais sur l’évolution positive de quelques absinthes tchèques dont les siennes, couleur ivoire, dont il est si fier à juste titre. J’ai en revanche quelques réserves sur le packaging que je tais pour converser avec sa compagne, Dora, qui possède des rudiments de français. En fait, une autre buveuse d’absinthe attire mon regard. On dirait un Picasso. Je lui demande l’autorisation de la photographier. Elle rit. Non ce n’est pas pour bouc de fesse mais pour mon site châtié sur l’absinthe. Merci Coolpix ! L’image est très réussie mais elle me confie qu’elle doit y aller. Je la fais fuir ? – « Non, fait Eve qui est italienne, mais j’ai atteint ma jauge et veux être sûre de ne pas la dépasser. Demandez plutôt à Martial, c’est lui qui m’a appris la formule magique : Three is the perfect number » ! Je n’ai pas le temps de regretter Eve dont je reproduirai l’image autorisée sur mon site en janvier prochain car je vois double ou plutôt les miroirs sont si habilement agencés à l’Absinth Depot qu’ils permettent non seulement aux responsables d’être en prise sur l’ensemble du lieu mais le métamorphosent en un mirifique kaléidoscope aux perspectives sans cesse renouvelées. Le célèbre chat de l’Absinthe Bourgois, stylisé dans l’affiche promotionnelle de l’Absinth Depot, se pourlèche les babines aux quatre coins du café. Il devient une quintessence de chat.
Je songe à la contrebandière Betty Wittels, la plus fameuse « smuggler de bleue » outre-Atlantique avant la légalisation qui ne jurait que par ce minou et m’avait tanné pour récupérer une affiche originale chez un imprimeur franc-comtois n’entendant pas la vendre. Grâce lui soit rendue, elle m’a convaincu de mettre en couverture d’un ouvrage sur le fromage de Livarot, l’étiquette d’un chat s’en régalant et… nombre de dames se moquant du sujet mais ne pouvant résister à un chaton l’ont acquis. Il faut d’ailleurs croire que le bestiaire de l’absinthe est infini. En rejoignant plus tard les miens, dans la nuit, je percevrai clairement pourquoi le bonhomme vert des feux tricolores berlinois m’avait paru si gauche depuis mon arrivée. Sa silhouette et tout particulièrement son bras que d’aucun ont détourné en une grosse verge dérivent en fait de la patte de l’ours berlinois ou germanique. CQFD ! Cette clairvoyance m’égaye tout seul même si à cette heure, je trace, et coupe au flanc des larges avenues. Enfin, il y a quelques jours, Martial m’a envoyé une jolie photographie. En bougeant, son appareil a provoqué un tumulte aérien figurant précisément l’envol d’une cigogne ou d’une aigrette vers le bord d’un verre d’absinthe. Les blasés n’y verront que le fruit du hasard, les autres, le sel de la vie…
Déjà, le nom de la rue ne s’invente pas : Weinmeisterstrasse, 4 (Berlin – Mitte). Débarque une famille entière d’Anglais de Manchester, blonde comme les blés. Le père est taillé en hercule, mais sportif, préfère goûter des petits shots. La maman estime qu’un pastis serait plus doux pour elle et suffisamment exotique à Berlin mais voilà qu’une de ses grandes adolescentes lui siffle en riant, la moitié du verre. Du coup, la cadette réclame sa part. Finalement, tout le monde s’entend pour acheter des verres à l’ancienne. Je photographie derrière eux, des étudiants asiatiques et d’Europe du Nord qui croisent trois langues avec vivacité et aisance. Seule l’une d’entre eux a décliné l’invitation, les autres ont accepté l’intrusion Coolpix sans poser de condition ni songer à poser. Des touristes de Clermont-Ferrand sirotent à côté d’un couple du Chili. Ils sont tous avides de renseignements sur l’absinthe, à l’écoute de leurs sens et observent à la dérobée les réactions des voisins. Un designer suédois débarque tout juste à Berlin et sait qu’il arrive après des milliers d’autres de son espèce mais qu’il y a sans doute du travail pour lui s’il n’est pas regardant sur le salaire. Pour se consoler, il cherche le réconfort dans une absinthe rouge. Martial sourit : Laetitia, prise au dépourvu avec cette demande, a pris pas mal de licence avec le cocktail : La vie en rose qu’il a créée en hommage à Édith Piaf. Le Suédois lie connaissance avec Maya qui travaille à l’Institut Français et avec son compagnon de l’Ambassade américaine. Maya me confie qu’elle est a regular Absinth Depot customer comme le peintre et son chien aristocrates au ras de la porte d’entrée car le lieu et ses animateurs émettent de bonne ondes. Sans la carrure d’épaules, son compagnon a la tête et le regard mouillé de Bruce Willis lorsqu’il se veut séducteur. – « C’est l’amour des feintes », dis-je à Maria qui ne m’entend pas tout occupée à se mirer dans son verre opalescent.
En dînant dans une trattoria, Martial s’épanche :
– Avant de te parler de mon client le plus singulier, je peux développer ma théorie des trois verres salutaires. À ceux qui souffrent d’être continuellement dans l’excès, je demande de visualiser une montagne dont je compare l’ascension au premier verre. Elle est radieuse, pleine de promesses et riche d’une pointe d’angoisse : aura-t-on l’énergie de parvenir au sommet ? Celui-ci atteint, c’est le Nirvana du second verre, l’effort a payé et la vue porte loin au-dessus des nuages. Toutefois, voici qu’il faut redescendre en douceur au fil de l’ultime verre, atterrir, reprendre pied avec le réel et la terre ferme, plier les feux. Néanmoins, aller au lit, en galante compagnie ou pas, n’est pas désagréable, c’est s’abandonner au rêve avec le risque pimenté de cauchemarder, non ?
– Tu courais, il y a peu encore le marathon, tu as le corps plutôt affûté mais pour avoir conversé avec quelques-uns de tes clients, j’ai l’impression que tu es une sacrée fine lame de psychologue !
– Non, c’est le miracle de l’absinthe, il y a le baume de Venise, du Pérou et de l’Absinthe, faut croire, moi, tu sais, je ne me rêvais pas commerçant !
– C’est la curée, alors, Peter Fuss m’a dit la même chose, il rêve de se retirer dans sa ferme bouillerie pour revenir à la peinture.
– Il a raison, moi, demain, je serais aussi heureux en travaillant le cuir et le didgeridoo…
– Le quoi ?
– Tu sais, la corne tibétaine mais je joue du biniou aussi.
– Du biniou, de la cornemuse ?
– Oui, et du didgeridoo comme Sébastien dont je voulais te parler. Sébastien vit seul dans un ancien bunker berlinois dont il sort pour aller jouer une heure à deux heures de didgeridoo dans des endroits choisis du métro qui sont autant d’autres matrices maternelles. Ayant gagné de quoi vivre pour la semaine, il a amplement le temps de se cultiver et de venir tailler une bavette à l’Absinth Depot. Autant te dire que c’est un surdoué des voyages espace-temps comme intersidéraux. Lorsqu’il dort dans son bunker, au cœur d’une ville dont la superficie fait tout de même, cinq à six fois celle de Paris, il entend non seulement son cœur résonner sur les murs mais son sang couler dans ses veines…
– C’est un sujet pour strip-tease.
– Strip, quoi ?
– Tu sais l’émission belge de reportage sans commentaire. Juste un peu de didgeridoo.
– Je ne sais pas, je n’ai pas la télévision.
– Moi non plus, mais c’est un superbe sujet de reportage et des images qui se perdent..
– T’as une caméra ?
© Benoît NOËL – 2 octobre 2013