À propos de L'Absinthe

Luc-Santiago Rodriguez et Vert d’absinthe (2017)
February 6, 2016 damir

Chapeau bas Luc-Santiago Rodriguez !

 

De 2005 à 2017, Luc-Santiago Rodriguez a animé la boutique Vert d’Absinthe au cœur du Marais (Paris). Luc dirait aujourd’hui au cœur du marigot, plein de perfides crocodiles. Dandy-esthète, esthète-dandy ; motard hype, hype motard ; Connoisseur discret, discret Connoisseur ; artiste polyvalent, Luc est pourtant un pur. Un pur hidalgo !

C’est Peter Schaf [Verte] qui m’a parlé, le premier, de Luc, vers l’an 2000. Il avait fait sa connaissance, je crois, aux Caves du Roy, tenues par l’excellent Jean-Luc Tucoulat (31 rue Simart, 75018 Paris). À Vert d’absinthe, Luc ne vendait que les absinthes qu’il estimait. Pas question pour lui de commercialiser des lance-flammes toxiques déshonorant le nom de « spiritueux ». C’était mettre la barre très haut et finalement trop escompter du bon goût de tout un chacun. Plus malheureusement, le petit cercle des artémisophiles ne l’a guère soutenu davantage dans cette courageuse démarche lorsqu’il ne l’a pas poignardé dans le dos comme il me le racontait dans ses mails ou de vive voix lors de mes passages à Paris.

Je suis fier que Luc m’ait convié à dédicacer l’Abécédaire de l’absinthe pour fêter la première année d’activité de Vert d’Absinthe, le 3 juin 2006. Mieux, Luc et son assistant Seb ont généreusement recommandé mes recherches auprès des journalistes et des étudiants les questionnant pertinemment à Vert d’Absinthe et je les en remercie à nouveau.

J’ai rendu hommage à Luc en 2017 dans le forum du site Musée virtuel de l’absinthe mais vu la disparition de ce site, je reprends ici ces quelques mots :

« Récemment, Vert d’Absinthe a tiré le rideau de fer. Je tiens à saluer ici publiquement Luc Rodriguez qui a défendu pendant plus d’une décennie, la crème de la crème des absinthes. Luc est un pur et il ne consentit jamais à vendre ce qu’il n’aurait pas  consommé. Autant dire qu’il est unique et je suis heureux d’avoir été associé au premier anniversaire de Vert d’Absinthe, le 3 juin 2006, ou d’avoir collaboré au site l’Heure verte par quelques chroniques qui firent  un peu bouger les lignes  de l’histoire de la Fée verte par trop académiques et consensuelles. À la tienne, Luc, et aux arts scéniques que tu aimes tant ! »

Citons les chroniques qui contribuèrent à une mise en perspective scientifique de l’histoire de l’absinthe : Taux de thuyone des absinthes historiques, La Fée verte se joue d’un généalogiste, L’Absinthe Pernod Fils – victime collatérale de l’antisémitisme ayant mené à l’affaire Dreyfus, Des quatre rites de dégustation de l’absinthe, Colorations délétères des absinthes de bas-étage, Absinthe et Franc-maçonnerie ou les déboires de Camille Pel-Temps ou encore Suzanne-Marguerite Henriod détrône Marguerite-Henriette Henriod.

 

Sur le forum du Musée virtuel de l’absinthe, j’ai écrit en 2013 :

Dans Barmag N°75 Juin 2013

Cécile Fortis signe un très bon dossier sur Absinthe & Pastis

ABSINTHE & MIXOLOGIE

Rencontre avec Julien Thiriot, chef barman de Chez Joséphine

ABSINTHE, LA TENTATION DES « RÉÉDITIONS »

Luc-Santiago Rodriguez partage ses plus belles découvertes

FRANCE, PAYS DE L’ABSINTHE ET DU PASTIS

Découvrez Combier, Artez, Distillerie et Domaines de Provence

LE PASTIS DE MARSEILLE

Une saga française

51 ROSÉ

L’anisé « nouvelle génération »

Luc et Sébastien méritent amplement ces coups de chapeaux médiatiques

car, fidèles à leur ligne (comme en amitié),

ils sont des très rares à défendre

exclusivement

les Absinthes dignes de ce nom.

B.NOËL

 

Luc peaufinait chez Émile Pernot (Pontarlier) des absinthes en série limitée ou petite cuvée (« batch »). Nous étions tous les deux d’avis que l’aunée, la coriandre et l’angélique étaient trop peu mises en avant dans les recettes d’absinthe. Comme l’ami Matthieu Frécon, Luc misait ferme sur la badiane qu’il préfèrait peut-être à l’anis de Florence. En présentant la Belle Amie, en 2011, il insistait sur le fait qu’elle offrait la « quintessence même des sucs de plantes ». Cette série millésimée jouissait d’un bouchon en liège cacheté à la cire rouge et tamponné. Je lui avais signalé que peu avant la prohibition de l’absinthe de 1915, le distillateur pontissalien Arthur Vichet avait eu recours à la sauge sclarée en lieu et place de l’Artemisia absinthium et il avait aussitôt fait des tests en ce sens.

Il s’intéressait tout particulièrement au vieillissement des absinthes. J’avais taquiné l’oxygénisation comme argument publicitaire un peu surfait mais Luc et Ted Breaux m’ont convaincu du sérieux de cette pratique. Parallèlement, Marc Thuillier m’interrogeait sur le sens « d’absinthe rassise » et alors, nous avons tous reconsidéré le travail des distillateurs historiques quant au vieillissement. « Rassise » est mélioratif et désigne bien un « vieillissement » concerté.

L’absinthe historique blanche était « élevée » ou « veillie », c’est-à-dire conservée en fûts ou en foudres en vue de l’affiner. Cinq paramètres sont capitaux à ce stade : température et hygrométrie, âge et dimension des « tonneaux » sans oublier le temps. De même que les spiritueux craignent les coups de feu lors de la disitillation, ils n’aiment pas les violents écarts de température et d’hygrométrie. Le maître de chai veille également à ne pas trop « boiser » une absinthe jeune dans un tonneau neuf, très riche en tanins de bois de chêne. Il la « brassera » (touiller) de temps à autre pour qu’elle demeure homogène et afin que la chlorophylle ne s’agrège pas au fond du tonneau puis il la tranférera dans un fût plus ample et plus âgé. Matthieu Frécon précise à ce sujet dans L’Art de la Distillation, Alcools, Parfums, Médecines (Genève, Ambre, 2015) : « Les petits contenants en bois (50 ou 110 litres par exemple) marquent l’eau-de-vie plus vite que les gros (225 litres et plus) ».

Assurément, il y a loin des foudres de 3600 litres du distillateur fougerollais Abel Bresson à l’élevage minutieux d’un Arthur Vichet. Vers 1900, son prix-courant présente, selon un ordre de prix croissant, la vente « d’absinthe en fûts (30 à 250 litres), bonbonnes (15 à 30 litres) ou bouteilles », « titrant 60°, 68° ou 72° » et « non vieillie » ou « vieillie ». Arthur Vichet met également en valeur, vers 1900, son « Absinthe Très Vieille sur Mère 72° », c’est-à-dire vieillie successivement dans plusieurs tonneaux du plus jeune au plus âgé.

Dans Les buveurs de poison – tome I : Noële, tome II : La fée verte (Paris, Calmann Lévy, 1878), le romancier Louis Ulbach présente une absinthe tirée du fût en un café parisien. – Monsieur vient de bonne heure, dit Gustave, en versant respectueusement l’absinthe que Réveillard ne lui avait pas demandée. […] Réveillard prit le verre, l’éleva à la hauteur de son oeil et dit : – Fût nouveau ! – Oui, Monsieur, mais décanté avec soin ! Réveillard huma le parfum. – Un peu jeune, dit-il.

Je rends visite à des distillateurs depuis 25 ans et les discussions sont différentes avec chacun. Les uns s’intéressent aux plantes, d’autres à l’alambic, certains aux ventes. À Môtiers, le discret et très regretté maître distillateur Willy Bovet observait, à la loupe, le vieillissement de l’absinthe. Selon lui, le prix des absinthes historiques variait selon trois critères essentiels : le titre alcoolique, le cœur ou pas de distillation et le vieillissement. Il aimait expérimenter et il tentait de retrouver les secrets des anciens. Selon le volume alcoolique, il préconisait des murissements de un à trois ans bien suffisants pour que l’absinthe « blanche » devienne aussi limpide que superbement ambrée.

On se méfiera de la couleur « feuille morte » que le Manuel Roret du Distillateur (Paris, À la Librairie Encyclopédique de Roret, 1838) désigne sous l’adjectif de « cramoisi » et qu’on obtient par un mélange d’oseille et de grains d’Alun de Rome. Par ailleurs, je ne crois pas que l’absinthe verte gagne beaucoup au contact du bois et les absinthes blanches et vertes à l’emploi de fûts ayant contenu un autre alcool que l’absinthe. Toute authentique recette d’absinthe se doit d’être un mélange précis de plantes choisies et y adjoindre une dominante revient à casser cet équilibre. Cependant, l’échange fécond des tanins de la plante absinthe, des rafles du raisin et du chêne ne constitue-t-il pas un ménage à trois bien sympathique ?

Une fois en bouteille close, l’absinthe naturelle redoute d’être conservée à plat, la lumière vive et les différences de température. Elle continuera à vieillir par contact avec l’air (oxydation) ou suite à une altération du bouchon, lorsque vous l’aurez entamée et plus encore, si vous l’emmenez sous les Tropiques, lieux d’une plus grande évaporation naturelle (« part des anges ») y compris dans une bouteille de verre.

Il convient donc de conserver l’absinthe et surtout les vertes à l’abri de la vive lumière pour sauvegarder les chlorophylles, et à une température constante qui ne saurait dépasser 30°. On privilégiera, comme Luc, les bouchons de liège plutôt que ceux en métal ou en plastique. Sans aller jusqu’à la décanter comme un grand vin dans une carafe spécifique, il est bon de la laisser s’aérer, et par le rite du goutte à goutte puis dans le verre. Et cela, plus particulièrement encore si on vient d’ouvrir la bouteille.

Dès 2008, Luc avait opté pour un an d’affinage pour la Désirée, une « boisson spiritueuse aux plantes d’absinthe ». Ce petit batch de 300 bouteilles recourait à l’Anis vert et, bien sûr, à l’alcool de vin.

Cela n’empêchait pas Luc de faire, mieux que personne, l’éloge de l’Absinthe La Clandestine du cher Claude-Alain Bugnon en ces mots précis : « Le mètre étalon de l’absinthe Suisse : onctueuse, fruitée, anisée, crémeuse ! »…

Luc combattait patiemment les idées reçues à propos de l’absinthe et il avait édité pour cela deux cartes postales pleines d’humour que nous reproduisons.

Poète, musicien, comédien et photographe, Luc-Santiago a collaboré à la revue Le chat noir puis, sous le nom d’artiste MoonCCat, il a réuni ses talents dans le disque La Fée Verte. C’est, à n’en pas douter, un félin sachant retomber sur ses pattes !

© Benoit NOËL