Des quatre rites de dégustation de l’absinthe (2010)

Des quatre rites de dégustation de l’absinthe (2010)
February 6, 2016 Veronique Herbaut

Des quatre rites de dégustation de l’absinthe

Cette analyse est initialement parue sur le site L’Heure verte modéré par l’ami Luc Rodriguez en 2010.

Goût puis détestation des saveurs amères

À son apparition en 1797, l’absinthe apéritive s’inscrit naturellement dans la classe des anisés. Les anisés sont doux. L’absinthe apéritive dont la recette de base comprend deux anis (anis et fenouil) se distingue dans cette classe par une finale amère apportée par la plante Artemisia absinthium. Elle conjugue donc en bouche, douceur de l’anis puis subtile amertume de l’absinthe. C’est là, la grande nouveauté de cet apéritif, la clé de son succès fulgurant et la raison de son nom : « Absinthe ». Dès lors, les absinthes historiques ne sont pas sucrées et nul distillateur n’y songe puisqu’il s’agirait-là d’un acte illogique et bafouant la nature comme l’originalité du produit. Les consommateurs du début du XIXe siècle n’ont pas encore refoulé l’amer et les saveurs amères que bouderont franchement ceux du XXe siècle.

Le buveur du XIXe siècle adule les bitters, les amers, le madère, le vermouth, les vins cuits à la quinine, les goudrons, la gentiane, et s’il boit de la bière, il la veut âcre et l’allonge d’Amer Picon. Toutes ces boissons sont négligées par le buveur du XXe siècle, hors les… rares connaisseurs. Qui boit encore du Dubonnet, du Clacquesin ou des boisons à l’artichaut ? Qui rallonge de nos jours sa soupe de quelques gouttes de Fernet-Branca ? Vivant dans le Calvados, j’atteste par ailleurs que les calvados furent édulcorés vers 1925, lors du début de leur production « industrielle ». Les maîtres de chais adjoignirent aux cidres « fermiers » des infusions ou de la poudre d’iris de Florence et autres caramels pour présenter leurs produits sur les tables parisiennes, suivant en cela les règles appliquées au cognac quelques décennies auparavant. Mais aujourd’hui encore, les producteurs fermiers font goûter du cidre doux aux « Parisiens » réclamant du brut, lesquels le trouvent parfait et abandonnent leur demande initiale. Or sans cette malice, les mêmes clients font la moue. C’est pourquoi en 2010, selon l’excellente chronique Dompteur d’artichaut d’Antoine Gerbelle parue dans La Revue du Vin de France en novembre dernier, on ne sert plus dans les cantines que des endives douces, l’amertume étant définitivement jugée trop « régressive » pour les enfants de la génération « Barbapapa » et trop alarmante pour notre culture du plat tout cuisiné.

L’absinthe, le madère et le vermouth furent donc trois des apéritifs rois du XIXe siècle. Or leurs pointes amères étaient bien plus accusées que dans leurs versions contemporaines hors les similaires d’absinthe concoctés aujourd’hui par Hans-Peter Fuss, les papilles allemandes étant plus attachées à l’âpreté que les françaises. Néanmoins, la seconde moitié du XIXe  siècle vit le début de ce glissement du goût car le développement toujours croissant de la production alimentaire de masse modifia considérablement les habitudes alimentaires. Celle-ci ne connaît malheureusement pas d’autre règle que le triste P.G.C.D et ce qu’il faut bien nommer, le « ventre mou ». Le sucre est son sésame, son dieu tout puissant, la condition de son succès. Elle l’emploie comme le niveleur de goût par excellence et le masque des aspérités conflictuelles. De 1797 à 1888, date d’apparition des premières « cuillères » ou « pelles » à absinthe, il ne vint donc à l’idée de nul distillateur d’encourager sa clientèle à sucrer son « lichen vert ». C’est davantage comme on va le voir, les consommateurs et notamment l’entrée de la gent féminine au sein de la clientèle des buveurs d’absinthe, le hasard, les besoins de développement d’un commerce spécifique et l’évolution de la communication publicitaire qui vont progressivement y amener les uns et les autres.

Les rituels de l’absinthe dans la littérature

J’ai lu et relu des centaines de textes décrivant le rituel de l’absinthe ou plutôt les rituels de l’absinthe. Avant 1889, pas un –sauf méconnaissance de ma part et je ne perds pas de vue les malices de la fée verte- n’évoque une cuillère à absinthe spécifique et très peu une cuillère à diluer (Maurice Rollinat : La buveuse d’absinthe, Paris, Charpentier, 1883). Un seul évoque une « grille » en 1885. J’y reviens dans un instant. En ce cas, quel rite décrivent-ils donc ? Toujours le même ou presque en cent variantes colorées : l’art et la manière de brouiller ou battre son absinthe sans la noyer via le goutte à goutte généré par les oscillations plus ou moins habiles d’une carafe d’eau frappée. Il s’agit de verser à bonne distance du verre, selon un principe emprunté à l’art arabe de servir le thé et introduit en France par les militaires de retour des bataillons d’Afrique. Ce sujet se prête à mille plaisanteries comme en atteste le dessin de Georges Lafosse ici reproduit (Journal Amusant, 13 juin 1868). Au demeurant, hors la description infinie de ce tour de main, ces récits insistent davantage sur les buveurs corsant leur absinthe que sur ceux cherchant à réduire sa part amère. C’est Alfred de Musset la mêlant à toutes sortes d’eaux de vie, Gustave Courbet la coupant de bière ou Jules de Goncourt y ajoutant du laudanum pour soulager ses souffrances dues au tabès. Ce sont des tas de satires de militaires portés sur les purées de pois ou poix bien tassées. L’écrivain naturaliste Joris-Karl Huysmans évoque bien une « cuillère de fer battu » dans son roman Les Soeurs Vatard (Paris, Georges Charpentier, 1879) mais il s’agit d’une cuillère à diluer la « gomme » et si l’absinthe apparaît plusieurs fois au fil du texte, il n’y est jamais question de sucre. Pareillement, même Louis Ulbach dans ses fines descriptions des Buveurs de poison (Paris, Calmann Lévy, 1878 et 1879 – voir mes Notes de lecture dans la revue L’Absinthe de Marie-Claude Delahaye, pages 21 et 22, N°14 de décembre 1995) ne souffle mot de sucre et pas plus Charles Leroy dans Les malheurs du capitaine Lornegrut (Paris, Librairie illustrée, 1887) ou Georges Courteline dans Le train de 8H47 (La vie moderne, 1888). Ces deux derniers auteurs ne se privent pourtant pas de faire un sort à l’absinthe –que le capitaine Marjalet arrose de cognac- et ne sommes-nous pas arrivés avec ces deux derniers exemples (1887 et 1888) à la veille ou l’année même de l’apparition des cuillères à absinthe spécifiques ? Quant au texte de 1885 évoquant une « grille », il est signé de l’ineffable Alphonse Allais (Absinthes, nouvelle parue dans le Chat Noir du 25 juillet 1885), par ailleurs, beau-frère de Charles Leroy, le créateur de l’inoubliable colonel Ramollot, véritable prototype des badernes militaires absinthées.

Louis Ulbach, extrait des Buveurs de poison :

– Monsieur vient de bonne heure, dit Gustave, en versant respectueusement l’absinthe que Réveillard ne lui avait pas demandée. (…) Réveillard prit le verre, l’éleva à la hauteur de son oeil et dit :
– Fût nouveau !
– Oui, Monsieur, mais décanté avec soin !
Réveillard huma le parfum.
– Un peu jeune, dit-il. (…)
– Regardez, mon ami. C’est la pureté même ! Voyez comme elle rend sous la goutte.

Pierre qui versait l’eau, se baissa et regarda de côté le mélange, dans son verre, avec une vague admiration. Voici ce que signifiait l’argot spécial du journaliste :

À chaque goutte d’eau qui tombait dans la liqueur, il s’élevait du fond du verre une sorte de spirale huileuse qui venait, comme un reptile, humer la perle d’eau, s’y amalgamait et l’entraînait  en s’étendant ensuite en un nuage d’opale.

Alphonse Allais, extrait de la nouvelle, Absinthes :

Cinq heures… Sale temps… gris… D’un sale gris mélancolieux en diable.

– Garçon… une absinthe au sucre ! Amusant, ce morceau de sucre qui fond tout doucement sur la petite grille… Histoire de la goutte qui creuse le granit. (…)
Quand serons morts, nous irons comme ça… atome à atome… molécule à molécule… dissous… délités, rendus au Grand Tout par la gracieuse intervention des végétaux et des vers de terre. (…)
Victor Hugo et Anatole Beaucanard égaux devant l’asticot… (…) C’est bon, l’absinthe… pas la première gorgée, mais après. C’est bon.
Six heures… Tout doucement, les boulevards s’animent… À la bonne heure, les femmes maintenant !
Plus jolies que tout à l’heure… et plus élégantes ! (…)
C’est à peine si elles me regardent… moi qui les aime tant ! (…)
 – Garçon une absinthe pure, ayez donc pas peur d’en mettre…

Louis Leroy, extrait de la nouvelle, Les malheurs du capitaine Lornegrut, Paris, Librairie illustrée, 1887 :

Six heures. Les officiers sont réunis au café voisin de la caserne, lorsque le colonel Ramollot fait son entrée. Tous ces messieurs lui adressent un salut qu’il rend d’un air grognon, puis il s’arrête un moment, regarde leurs consommations d’un œil méprisant et se place ensuite à une table éloignée en murmurant : S’crongnieugnieu ! qué tourtes que ces gens-là !

Au bout de quelques minutes, Lornegrut entre à son tour, salue son colonel et se dirige vers la table de ses camarades, mais il fait volte-face, car Ramollot, non content de lui faire signe, lui crie à tue-tête :

– Ca’taine ! ca’taine, par ici donc, n…. de D…. !
– Mon colonel, me voici ; vous demandez ? (…)
– D’l’eau frappée, cap’taine ?
– Oui, mon colonel, volontiers, mais après vous, après vous, je vous en prie.
– N’suis pa pressé. D’abord, j’veux voir comment vous faites une absinthe, car j’suis sûr que si vous ne l’aimez pas, c’est q’vous ne savez pas la faire comme j’m’en flatte. (…) Voyez bien si vot’e goulot s’trouve bien au-d’sus d’vo’e absinthe, car si vous f…. l’eau dans l’porte-allumette, ça n’servirait à rien…

En 1889, le très complet reportage de Theodore Child, journaliste américain venu enquêter sur les cafés parisiens à l’occasion de l’Exposition Universelle de Paris (Characteristic Parisian Cafés, Harper’s New Monthly Magazine, Vol. LXXVIII, N° 467, april 1889) ne mentionne ni cuillère, ni sucre. Un des dessins du polonais Paul Merwart illustrant cet article montre bien des cuillères dans les verres des rédacteurs du journal le Chat Noir mais il s’agit de cuillères à café. Le magnifique poème de Raoul Ponchon : Five O’clock absinthe (Le Courrier Français du 6 septembre 1891) n’évoque pas davantage de cuillère ou de sucre. L’auteur anonyme de l’article Les inventions nouvelles (La revue universelle, septembre 1894), précise qu’en 1894 encore, les amateurs d’absinthe au sucre se servent « le plus souvent d’une simple cuillère à café » et « d’autres fois » de cuillères ajourées. Vers 1900, le brillant essayiste suisse Joseph Favre se contente de qualifier la cuillère spécifique de « triangle spécial ». dans son monumental Dictionnaire universel de cuisine pratique (Paris, « Chez l’auteur », 1905). Or, ce théoricien hygiéniste né à Vex (Valais) en 1849 puis décédé à Paris en 1903, se montre bien mieux informé sur le docteur Pierre Ordinaire et les premières recettes d’absinthe du Val-de-Travers, l’une ayant été à l’en croire, fort appréciée, en 1800, par le général Bonaparte ! À la même époque, Louis Mayet, certes acquis à la cause de Bacchus (Le Vin de France, Paris, Furne-Jouvet, vers 1900) ne voit que gadgets dans les « cuillers ajourées » et autres grilles qu’il nomme péjorativement des « passoires en métal blanc ». Aussi, mis à part, quatre cartes postales humoristiques présentant vers 1905 un « poème » de Pétrus à la gloire de l’absinthe au sucre, il faut attendre les tardifs témoignages de Colette (1944), Jacques Prévert (1959), Marcel Pagnol (1960), Raymond Queneau (1968), Georges Simonin (1977) ou de Michel Mohrt (1979) pour avoir droit à un peu plus qu’une simple mention au fil du texte.

Joseph Favre, extrait du Dictionnaire universel de cuisine pratique :

Goutte à goutte, l’eau doit tomber sur la liqueur jusqu’à moitié du verre pour favoriser la métamorphose qui s’opère par le précipité calcaire qui la chauffe et la transforme en liquide blanchâtre. Alors seulement on mouille le sucre placé sur un triangle spécial, et, après une minute de désagrégation, un flot d’eau glacé doit la noyer en remplissant le verre. On l’agite. On la laisse reposer un instant, et la fée aux yeux verts est prête à recevoir les caresses de ses admirateurs…

Louis Mayet, extrait de Le vin de France :

Le coq gaulois boit du vin. Depuis trente ans et plus, il a sensiblement changé de régime. À ce coq vaillant et chantant clair, la France est en train de substituer un coq buveur d’absinthe. Du Nord au Midi, des Alpes à l’Océan, l’absinthe est reine. Elle trône dans sa robe verte avec son cortège d’accessoires divers, de cuillers ajourées, de passoires en métal blanc, destinées à augmenter sa puissance de séduction. Elle n’a plus à redouter les brutalités ou les impatiences du consommateur malhabile à mélanger avec elle, goutte à goutte, l’eau d’une carafe. L’ingéniosité des fabricants de bibelots a pourvu à l’inexpérience de ses adorateurs. À leur gré, ils peuvent désormais la demander « nature, au sucre ou à la gomme ». (…) Cette supériorité vient de trouver son expression dans un symbole significatif imaginé par un débitant du quartier du Combat. Au milieu de sa devanture aux couleurs rutilantes, il a fait peindre deux coqs sur un fût d’absinthe qui trinquent ensemble…

Extrait du poème de Pétrus :

Lorsque votre absinthe est versée
Au fond d’un verre de cristal,
Mettez sur la pelle en métal
Le sucre en deux pierres cassées
Et l’une sur l’autre placées.

Fort heureusement, cela n’empêche pas les cuillères d’exception de fleurir ici et là., telles celle du Casino Beau-Soleil de Monte-Carlo ou celle du Café Lafayette de New-York…

Parallèlement à ce premier rite de l’absinthe, un second très méconnu compta également quelques adeptes. Alexandre Pothey le consigne dans sa nouvelle Absinthe et Bistouri, éditée dans le recueil La Muette – Quarante contes nouveaux, (Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1883) et David Nathan-Maister l’a judicieusement évoqué et illustré pages 135 et 136 de sa très précieuse The Absinthe Encyclopedia, – A Guide to the Lost World of Absinthe and la Fée Verte, (Burgess Hill, Oxygénée Press Ltd, 2009).

Alexandre Pothey :

En ce temps-là, – il y a quarante ans – on ne faisait pas son absinthe comme aujourd’hui. Le docteur Pichet prenait d’abord un grand verre dans lequel il posait un petit verre à pied plein de l’attrayante liqueur ; puis, saisissant la carafe entre le pouce et l’index, il laissait tomber l’eau fraîche, goutte-à-goutte, sur l’absinthe, qui perdait de son ton vif, se troublait, débordait, s’épaississait et arrivait enfin à cette nuance si fort appréciée par les amants de la Muse Verte. Il avait de légers mouvements du poignet, en tout semblables à ceux d’un maître d’armes qui tâte le fer d’un adversaire. Cette délicate opération terminée, le docteur retirait le petit verre, qui ne contenait plus que de l’eau pure, et me présentait la précieuse infusion en s’écriant : Goûtez-moi ça ! (…) Quand je vois un amateur creuser son absinthe, je pense au docteur Pichet qui vaccinait si bien. Je me rappelle son vaste sourire, ses yeux bleus, son nez rouge et son crâne jaune.

Maintenant, nous devons dire deux mots des rapports de l’absinthe et du sucre au XIXe siècle sous une forme absolument oubliée de nos jours. Dans un essai sur le Théâtre des Folies-Nouvelles (repris dans Commentaires, Paris, Alphonse Lemerre, 1873), le poète et dramaturge Théodore de Banville mentionne que dès 1854, des sucres d’orge… à l’absinthe font fureur auprès des… cocottes…

Théodore de Banville :

Les nouveaux directeurs dénichèrent en outre un confiseur de génie, qui inventa pour eux une nouveauté à sensation, le sucre d’orge à l’absinthe, avec lequel, pendant plus de deux années, les cocottes en renom devaient régulièrement salir leurs gants clairs à tous les entr’actes ; puis ils firent reconstruire la salle, qui fut décorée par Cambon, et pour afficher clairement leurs intentions poétiques, ils me demandèrent le prologue joué le 21 octobre 1854, sous ce titre : Les Folies-Nouvelles, qui donna son nom au nouveau théâtre…

Joris-Karl Huysmans les évoquera, pour sa part, deux fois et notamment dans À travers le jardin du Luxembourg, chapitre des Chefs-d’oeuvre d’art au Luxembourg (Paris, Librairie Ludovic Baschet, 1881). Cette fois, les sucres d’orge à l’absinthe ont la faveur des enfants :

Joris-Karl Huysmans :

Et ce n’est pas sans une certaine mélancolie que j’écris maintenant ces dernières lignes sur le Luxembourg ; car moi aussi j’y ai galopiné pendant mon enfance. J’y ai livré mainte bataille aux garçons de mon âge qui, aussi mal surveillés que moi par leurs bonnes, s’acharnaient à sucer un cigare pas allumé et tentaient de briser les fleurs des plates-bandes. J’y ai dépensé en achat de sucre d’orge à l’absinthe et à la menthe, de gaufres quadrillées et givrées de poussière, les sous donnés par ma famille, récompensant quelques bons points que j’avais gagnés, sans le vouloir. J’y ai enfin déchiré mainte culotte, allumé par amusement maint cordon de soulier, reçu en échange bon nombre de calottes…

Plus tard vers 1900, la fabrique de confiseries Gustave Eysséric & Louis Long (Carpentras – Vaucluse) commercialisa des berlingots dits «Absinthe» à l’extrait d’Artemisia absinthium. Peter Schaf en conserve une étiquette reproduite page 186 du livre Absinthe – A Myth Always Green (Paris, L’Esprit Frappeur, 2003). Ces exemples sont intéressants car ils corroborent l’idée qu’absinthe et sucre ont parties liées comme le fiel et le miel. Il est donc tout naturel que les consommateurs estimant certaines absinthes trop amères à leur goût aient peu à peu incité les distillateurs à proposer des cuillères à absinthe… spécifiques.

Les rituels de l’absinthe dans l’art graphique

J’ai détaillé à la loupe des centaines de dessins, gravures, tableaux ou documents divers, pas un ne figure –sauf méconnaissance de ma part toujours possible- de cuillère à absinthe avant 1888 et le dessin de Louis Legrand que j’ai reproduit, à dessein, page 47 de mon Abécédaire de l’absinthe – A comme Absinthe Z comme Zola (Sainte-Marguerite des Loges, Éditions B.V.R, 2006). Ou alors, il faut appeler « cuillère à absinthe » de simples cuillères à diluer à longs manches qui sont en fait des « cuillères à mazagran » (voire à « soda ») comme les nomme le Catalogue de la Manufacture de l’Alfénide. Marie-Claude Delahaye, elle-même, experte incontestée  des cuillères (L’Absinthe – les Cuillères, Auvers-sur-Oise, Musée de L’Absinthe, 2001), refuse de les classer comme « cuillère d’absinthe » en posant la bonne question : Cette cuillère était-elle vraiment spécifique pour l’absinthe ?  (Cuillère ou pelle ?, revue L’Absinthe N°5, mars 1993, page 2). Cette cuillère à diluer de 16 à 19 cm environ est donc définitivement une « cuillère à mazagran » et si un catalogue Manufrance la baptise sur le tard (1900), « cuillère à absinthe », c’est pour faire du neuf avec de l’ancien sans encourir le risque d’un investissement.

Alors, me direz-vous, que faites-vous des « Absinthe à l’as » et des sirops de gomme, de canne à sucre ou d’orgeat bien présents dans les descriptions littéraires de cette époque ? Je ne les oublie pas, mais précisément, l’anisette ou ces sirops étaient dilués avec cette cuillère à mazagran que l’on aperçoit dans des dessins de Sahib (Absinthe Drinkers, 1872), d’Edmond Morin (Le limonadier, 1873, ici porté en illustration), de Gilbert Martin (L’Heure de l’absinthe, 1877), d’Ancourt (Le capitaine Régnier, 1885) mais encore employée par un colonel (Job, La vie parisienne) en 1893 ou par une jeune femme (Paul Balluriau, Le Gil-Blas Illustré) en 1895. Précisons enfin, qu’à défaut de « cuillères à absinthe » ou de morceaux de sucre, ces mêmes dessins montrent bien de 1855 environ à 1888 –puis au delà-, carafes et pyrogènes et même, en 1888, un premier siphon dans la toile de Paul Gauguin : Au café  (Musée Pouchkine – Moscou).

En 1888, nous sommes parvenus à la période dite « Fin-de-siècle » et il va de soi, vu les raisons exposées plus haut, que cet attrait du sucre est plus pressant qu’en 1797. Pourtant, c’est pour une part le hasard qui va faire le succès des cuillères en forme de Tour Eiffel (1889), et pour l’autre, la sensationnelle adéquation formelle entre un monument ajouré dont la réputation ne fera que s’étendre et la nécessité de disposer d’une cuillère à « trous ». Notons d’emblée que ce monument est l’œuvre majeure d’une Exposition Universelle organisée pour honorer la Révolution Française ayant institué la République. On pourrait s’attendre à ce que ce soit une grande distillerie d’absinthe qui ait lancé cette idée de fantastique gadget telle Pernod Fils, Cusenier, Edmond Joanne, Édouard Pernod ou Terminus. Il n’en est rien et le seul modèle publicitaire en forme de Tour-Eiffel –à supposer qu’il remonte à cette année-là- porte les couleurs d’une modeste maison : L. Guillemaud (Voir L’Absinthe – les Cuillères, Auvers-sur-Oise, Musée de L’Absinthe, 2001). Il n’empêche que cet essai, même s’il relève peut-être largement du hasard, est un coup de maître et si ce n’est de génie ! Jamais coup de pub n’a si bien fonctionné et je l’analyserai par une indispensable comparaison après avoir acté deux points essentiels quant à ce contexte « Fin-de-siècle ». S’est-on avisé qu’à partir de 1894, les premières affiches publicitaires pour l’absinthe vont abondamment recourir aux effigies féminines : la comédienne Réjane pour L’Absinthe Terminus (1894), la fée verte (Absinthe Parisienne et Robette en 1894 et 1896), Sarah Bernhardt (Terminus, 1895), une jeune donzelle encouragée par un vieux beau (J.E Pernot, 1896) ou une fée verte quasi top-less (Édouard Pernod, 1897) ? Certes, la « femme-objet » fait vendre et ce concept n’est pas d’hier mais à l’époque qui nous occupe, il est d’une criante actualité. En cette « Fin-de-siècle », l’amazone et la suffragette commencent à secouer le joug masculin et ne supportent plus de ne pouvoir se rendre dans un café sans chaperon. De ce fait, elle deviennent des clientes potentielles. Qui plus est, des clientes tentées de goûter à cette liqueur dont les mâles, très mâles lui rabattent les cornets. Dès lors, il va de soi que la cuillère ajourée et ce rite, au fond assez énamouré et… féminin lui va comme un gant et sied à son palais réputé plus délicat. À ceux qui feraient la moue, j’en viens à cette comparaison attestant que la généralisation, même poussive, des cuillères spécifiques fut bien un coup de génie…

J’enseigne la Communication Visuelle à l’Académie Charpentier (plus connue sous le nom de l’Académie de la Grande Chaumière) et j’explique à mes élèves comment le designer franco-américain Raymond Loewy (1893-1986) paria, en 1940, 50 000 dollars à George Washington Hill d’American Tobacco qu’il savait comment décupler les ventes flottantes des cigarettes Lucky Strike. R. Loewy avait judicieusement observé que cette marque était exclusivement acquise par les hommes. Une cible orange sur fond kaki ornait un seul des deux côtés d’un paquet tristounet (au second plan derrière le paquet de Celtiques sur notre illustration). R. Loewy dédoubla cette cible des deux côtés du « pack » mais surtout la « relooka » rouge, verte et noire sur un fond blanc satiné. Le tout, élégant et frais, attira l’attention des éventuelles consommatrices et les commandes explosèrent instantanément ! R.Loewy modeste, fit : – Il n’y a rien de plus beau que les courbes de vente. L’invention de la pelle ou cuillère à absinthe, même anonyme, fut du même acabit quant au devenir et à l’image de la fée verte. Si elle ne parvint pas à la sauver de la prohibition, elle haussa par sa grâce formelle ce mode de consommation fréquemment considéré comme déviant à un rite convivial, hédoniste et épicurien, c’est-à-dire engageant par sa lenteur même à la pondération…

L’année 1896, des encarts publicitaires passés par la Société Anonyme des Absinthes Françaises (Paris-Pontarelier) pour vanter L’Absinthe Terminus dans le Journal amusant visent tout particulièrement la clientèle du « beau sexe » :

Journal amusant, 27 juillet 1896 :

L’Absinthe Terminus est décidément devenue l’absinthe du grand monde, l’absinthe des délicats. Elle est aussi bien sur les tables de nos plus grands clubs et cercles parisiens que dans les casinos de nos plages mondaines. L’élément féminin lui fait surtout le meilleur accueil. Qu’on ne nous dise donc plus qu’il n’ a que des buveurs et pas de connaisseurs…

Journal amusant, 8 août 1896 :

Les amateurs d’absinthe, des deux sexes, qui jusqu’ici ne pouvaient la supporter, en raison des troubles de toutes natures qu’elle leur causait, boivent régulièrement aujourd’hui l’excellente Absinthe Terminus, si légitimement dénommée « l’Absinthe Bienfaisante ».

Les cuillères à absinthe n’apparaissent donc pas avant 1888 –hors le modèle présent sur le dessin de Louis Legrand et les Tours-Eiffel, le troisième est peut-être celui de la cuillère Edmond Joanne estampillée de la mention : Médaille d’or [à l’Exposition Universelle de] Paris 1889– et on doit admettre leur lente multiplication en dépit des centaines de dessins humoristiques qui en ont fait leurs délices à compter de 1900. Il faut donc admettre également que la période de 1797 à 1888 est infiniment plus longue que la période 1888 à 1910 (interdiction de l’absinthe en Suisse) ou 1888 à 1915 (prohibition de l’absinthe en France). 91 contre 22 ou 27 ans !  C’est pourquoi, il faut apprendre à distinguer quatre différents rites de dégustation de l’absinthe et ne pas laisser entendre que celui impliquant les cuillères ajourées couvre toute la période 1797-1915. Suggérer, alléguer, soutenir ou écrire cela est une sottise à rapprocher de l’hérésie tchèque contemporaine prétendant flamber l’absinthe, or j’ai trop souvent entendu de terribles contempteurs de cette dernière manière prétendre que l’absinthe fut toujours consommée à l’aide de ces cuillères à sucre…

Il convient également de reconnaître que nulle cuillère ajourée ni morceau de sucre ne figurent dans ces références majeures que sont les toiles L’Absinthe d’Edgar Degas (1876) ou de Vincent Van Gogh (1887). Plus significativement encore, on ne relève ni cuillère ni sucre dans la célèbre chromolithographie publicitaire de Pernod Fils commandée au peintre pontissalien Charles Maire en 1912. Il faut attendre… 1928 pour voir Pernod Fils glisser une cuillère dans une publicité  pour son anis à 40° puis… 1937 dans l’affichette d’André Wilquin concernant les stocks d’absinthe hollandais mis en vente en Angleterre. En revanche, la firme Jules Pernod (Montfavet) glisse bien des cuillères spécifiques dans ses deux tableaux lithographiaues réalisés vers 1912. Les célèbres photographies de Paul Verlaine par Jules Dornac (1892) ou celles du photographe pontissalien Joseph Stainacre (Catalogue L’Absinthe… de verres en vers, Musée de Pontarlier, 1990) ne présentent pas de sucre ni de cuillère et pas plus les nombreux dessins relatifs à l’absinthe signés par le suisse Théophile-Alexandre Steinlen entre 1890 et 1900. Aussi, la première cuillère ajourée figurée en peinture serait, vers 1889, celle se trouvant dans la main du portrait satirique du Général Boulanger par Sem (Georges Goursat, dit) (page 68 de l’Abécédaire déjà cité). Il va de soi que je n’ai pas la science infuse et que tout lecteur à même d’enrichir ce bilan est le bienvenu. Par la suite, les représentations les plus précises de cuillères d’absinthe sont notamment celles de l’affiche Absinthe Berthelot (Henri Thiriet en 1895, reproduite dans Absinthe, History in a Bottle de Barnaby Conrad III, San Francisco, Chronicle Books, 1988), des dessins de Charles Magnac (La septième !, La chronique amusante, 1897, reproduit dans The Absinthe Encyclopedia déjà citée) ou de Paul d’Espagnat (Lacuite arrose ses fleurs, Le Pêle-Mêle, 1902, reproduit par Pierre-André Delachaux dans Absinthe – Drôles d’images, Hauterive, Gilles Attinger, 2000), celle de l’affiche du film Premier cigare d’un collégien (Candido de Faria, Pathé, 1903, reproduite par Marie-Claude Delahaye dans Absinthe – Les Affiches, Auvers-sur-Oise, Musée de l’Absinthe, 2002) et celle du carton de l’Absinthe Abel Bresson (vers 1912, en couverture de Myth). Par ailleurs, il y a peu de figurations de grille et la plus fameuse est celle de l’affiche d’Albert Gäntner, relative au Référendum Populaire Suisse de 1908 (Encyclopedia, page 262).

Les quatre rites de dégustation de l’absinthe

Pour nous résumer, l’absinthe historique se dégustait selon quatre rites de dégustation :

1 : le rite prévalent de 1797 à 1888 consiste à battre pertinemment son absinthe à l’aide d’une carafe d’eau frappée. Selon ses goûts, le consommateur la corse avec un remontant ou l’adoucit avec de l’anisette ou des sirops. On dissipe le louchissement comme on lie les ajouts avec une cuillère à diluer de type mazagran.

2 : un second rite –bien moins répandu- consiste à recourir durant cette même période (1797-1888) à un petit verre d’absinthe placé dans un grand verre vide sur lequel on versera lentement de l’eau fraîche jusqu’à ce que le contenu du petit verre déborde largement dans le grand. On mélange absinthe et eau avec une cuillère à diluer de type mazagran.

3 : de 1888 à 1915 pour la France, le rite de l’absinthe via la cuillère ajourée ou une grille se développe lentement mais sûrement vu sa grâce formelle, son ingéniosité –il oxygène subtilement la liqueur, certains habitués évoquent même une « seconde distillation »- et sa lenteur inclinant à la pondération. Dans le même temps, les verres à absinthe spécifiques, en verre soufflé épais, se généralisent. Attention, un même modèle a pu servir à plusieurs usages. Ainsi, je présente, en illustration, un modèle que l’Espace Culturel des Dominicaines de Pont-L’Évêque présente comme un verre à cidre et à calvados. L’ensemble du verre servant au cidre et la petite réserve en bas du pied au calvados. J’ai vu, ailleurs, ce verre considéré comme « verre à absinthe ».

4 : de 1896 environ à 1915 pour la France, ce dernier rite se combine éventuellement avec des brouille-absinthe ou « brouilleurs », des auto-verseurs et des fontaines d’un charme fou. Les brouille-absinthe sont notamment employés dans les pays chauds comme les anciennes colonies françaises et belges, l’Espagne, Cuba, le Brésil, l’Argentine ou la Nouvelle-Orléans (Voir Doris Lanier : Absinthe – the Cocaine of the Nineteenth Century, Jefferson (Caroline du Nord) et Londres, MacFarland & Company, 1995). En France, les textes n’évoquent pratiquement pas l’emploi de la glace pilée. C’est toutefois le cas d’Octave Mirbeau dans sa nouvelle Idées générales (Le Gil Blas illustré, 24 août 1886). Mon ami Jean Hournon, co-auteur de plusieurs de mes livres et grand collectionneur de gravures et dessins m’a fourni deux documents essentiels relatifs aux brouille-absinthe. Le premier est un encart publicitaire du Restaurant Chez Dehouve aîné, sis 10, rue de Rivoli à Paris. Cette maison que Dehouve jeune déménagera, 74-75, avenue de la Grande Armée propose donc dans un numéro du Charivari de 1847 un « Verse-eau » aux « amateurs d’absynthe » avec ce commentaire : Ce petit appareil, aussi simple que peu coûteux, évite au consommateur l’ennui de préparer lui-même son verre d’absynthe et le préserve de toute éclaboussure. Le mélange se fait seul et la liqueur conserve mieux son arôme et la rend meilleure. Il apparaît dès lors, même si ce modèle n’a pas été par force très répandu puisque commercialisé par un restaurant et non par une maison d’orfèvrerie, que des formes primitives de brouille-absinthe et de grilles (à en croire l’extrait de la nouvelle Absinthes d’Alphonse Allais (1885), cité au début de cet essai) ont précédé l’existence des fameuses cuillères ajourées. Le second document fourni par J. Hournon est un dessin de Mars (Journal amusant) que je reproduis ci-contre et qui prouve à son tour l’emploi d’un brouille-absinthe dès 1876.

Maintenant, un objet vraiment rare est le couvre-verre que l’on aperçoit en plusieurs exemplaires sur une photo-carte 1900 (Coll. Peter Schaf) et sur laquelle on peut admirer l’état-major du 139e Régiment d’infanterie de Ligne jouissant de l’heure verte au Grand Café Continental d’Aurillac (Cantal).

Je ne ferai pas l’injure aux lecteurs de ce site d’insister sur le fait que le rite de flamber l’absinthe n’a rien d’historique. Je ne vois pas comment reformuler autrement ce que j’ai écrit en 2006 :

Fuyez les similaires d’absinthe trop sucrés et humez-les comme goûtez-les purs avant de les étendre d’eau ou de les édulcorer surtout si le distillateur l’a déjà fait. Attention, en dépit de confusions récentes avec l’art et la manière de préparer le haschisch ou le free base, le sucre de l’absinthe historique n’était appelé ni à être brûlé ni à être caramélisé, pas plus que l’absinthe flambée ! Cet usage était réservé, selon Louis-Sébastien Mercier (Tableau de Paris), au « Gloria », café à l’eau-de-vie sur lequel un sucre soutenu au-dessus de la flamme par la petite cuillère, tombe par l’effet de la chaleur à l’état de caramel, et est versé goutte-à-goutte dans le mélange qu’il fait frissonner… (En illustration, voir la couverture de La Vie Populaire sur laquelle une serveuse remporte sur un plateau les objets nécessaires au gloria).    

Absinthe et tabac

Quitte à rêver sur ces rites, remarquons que les artistes, les publicitaires ou les distillateurs présentent volontiers l’absinthe –puis les anis lui ayant succédé- assortie d’une pipe, d’un cigare, d’une cigarette ou d’un fumeur. Il va de soi que l’on peut lier ces deux pratiques par goût mais j’ai expliqué, en d’autres occasions, que la pipe était autrefois le signe visuel de l’inspiration des artistes comme l’ampoule électrique moderne pour les scientifiques. Une fois sa journée finie, l’artiste recule son tabouret du chevalet, prend du champ par rapport à son œuvre et tire sur sa bouffarde en clignant des yeux. Si la muse l’a gâté, les volutes s’élèvent harmonieusement dans l’air. Au fil du XIXe siècle les volutes du nuage opalescent de l’absinthe ont remplacé celles de la fumée du tabac. Une pipe ou un fumeur de pipe figurent notamment dans les tableaux de Honoré Daumier (Les Fumeurs (1856-1860)), de Louis-Auguste Girardot (Absinthe, 1883), Vincent Van Gogh (Nature morte aux oignons, 1889), d’Alfred Brisard (Le buveur d’absinthe dit encore Le vieux chicard, 1891, reproduit ci-contre) ou d’Albert Guillaume (Sous le charme, 1907). Idem pour les affiches ou cartons publicitaires des absinthes Gempp Pernod (1904), Édouard Pernod (vers 1897) ou Mouchotte (vers 1912). Enfin, du tabac à priser est en bonne place sur le célèbre carton de l’Absinthe Bourgeois, une pipe près du chien du projet de carton de l’absinthe Fritz Duval et un fumeur se régale, plus tard, d’Anis Deniset (40°). Cigares et cigarettes prennent la suite de cette pipe symbolique. Citons entre autres pour le cigare : la toile de Charles Maire (L’Absinthe au cigare, 1910), la tôle lithographiée Premier Fils, un second carton Édouard Pernod ou celui de la firme Léon Débiez (Pontarlier) sur lequel plastronne un fumeur à monocle, et ce, sans oublier l’affiche déjà citée, Le premier cigare d’un collégien. Marius Michel (La buveuse d’absinthe, 1881), Edvard Munch (Les buveurs d’absinthe, 1890), André Devambez (Au café, vers 1905) ou Edgar de Saint-Pierre de Montzaigle (Buveuse d’absinthe, s.d.)ont peint des buveurs d’absinthe (dont buveuses), fumeurs de… clous de cercueil. Un paquet de cigarettes orne également le carton Nectar Absinthe d’Eugène Parrot (Pontarlier) puis une cigarette, celui de l’anis Royal Pontarlier (40°).

Des dessins de Paf (Jules Draner, dit) brocardent en 1882 et 1887 des lycéens prisant pipes, cigares (des Londres !), bocks et absinthes (pages 30 et 31 de mon livre La Rebuveuse d’absinthe) puis un dessin de Jules Avelot définit l’absinthe sous la forme d’un bébé, la pipe au bec et le litre de Pernod à portée de main (Alphabet des petits nenfants, Le Rire, 1900). Enfin, une chanson de Maurice Mac Nab sur laquelle Éric Coulaud a attiré mon attention (Marche des scolaires dans Chansons du Chat noir, Paris, Au Ménestrel, 1890) met en scène des « mioches » suçant « un bout d’cigare éteint » et sifflant « un perroquet »…

On peut encore s’amuser du fait que dans les années trente encore, un distillateur d’anis puisse aussi bien conseiller à sa clientèle de le mouiller au goutte à goutte via une simple carafe (carton L. Valette & Cie à Toulon dont un détail est ici reproduit) que de cultiver le rite de la cuillère ajourée (Berger Sec, voir l’image)…

L’essentiel est de se souvenir de cette excellente remarque de Joseph Favre : La bonne absinthe laisse une couleur laiteuse sur les parois du verre et exhale toujours une odeur suis generis. Il ne fait pas un pli qu’il pensait au lait du Jura franco-Suisse mais ce penchant… n’est pas pour me déplaire…

Conclusion

Pour conclure, même fasciné par « L’Absinthe Suave » d’un distillateur pontissalien ou par ces chères cuillères, je me range à l’avis de Roger, l’alter-ego d’Ernest Hemingway dans sa mirifique nouvelle : L’étrange contrée:, rédigée vers 1925 et publiée dans le recueil Le chaud et le froid (Paris, Gallimard, 1995) :

– Avez-vous de la véritable absinthe ? demanda Roger au garçon.
– Nous ne sommes pas censés, dit le garçon. Mais j’en ai.
– La véritable Couvet-Pontarlier à soixante-huit degrés ? Pas la Tarragona ?
– Oui, Monsieur, dit le garçon. Je ne peux pas vous apporter la bouteille. Ce sera dans une bouteille de Pernod ordinaire.
– Je peux dire si c’en est, dit Roger.
– Je veux bien le croire, Monsieur, dit le garçon. Vous la voulez frappée ou au goutte-à-goutte?
– Directement, au goutte-à-goutte. Vous avez les verres à absinthe?
– Naturellement, monsieur.
– Sans sucre.
– Madame prendra-t-elle du sucre, monsieur?
– Non. Laissons-la essayer sans.
– Ò très bien, Monsieur.

Cet article est illustré grâce au concours des musées d’Alençon et de Pontarlier, de l’Espace Culturel des Dominicaines de Pont-L’évêque, d’Éric Coulaud, Lydia et Clément Richard, Steve Rosat, Peter Schaf, Frédéric Rosenfelder et Jean-Bernard Nevet, que je remercie tous chaleureusement.

©Benoît NOËL 2010