Le faux-nez du sieur Jacques Kaesslin
Droit de réponse aux attaques contre ma personne et mes travaux de recherche fondamentale
© Benoît NOËL
I : Du rôle du docteur Pierre Ordinaire dans la genèse de l’apéritif absinthe, de la nature de l’extrait d’absinthe au fil du 18e siècle et de l’identité de la “Mère Henriod”
Le titre racoleur de l’article de Fanny Noghero dans L’Express-l’Impartial : « Et si la fée avait flirté avec les négriers ? » faisait craindre le pire et désolait les vallonniers qui m’alertèrent derechef.
– A-t-on assez calomnié l’absinthe ! / Eau de nacre et d’opale, ô nectar ! liqueur sainte, / Quel Germain soûl de bière ou gorgé d’hydromel / S’avisa de te faire homonyme de fiel ! s’exclamait déjà un poète romantique vers 1865.
Fanny Noghero annonçait donc, le 7 septembre 2011, le lancement d’une souscription en vue de l’édition du livre de Jacques Kaeslin et de Michel Kreis : L’absinthe au Val-de-Travers – Les origines et les inconnu(e)s. On y découvre notamment, écrit-elle, que la sulfureuse fée pourrait avoir été une des marchandises d’échange dans le cadre de la traite des esclaves aux 18e et 19e siècles. Diable, une fée contre des esclaves…
Ce livre édité à compte d’auteurs est désormais sorti des presses de l’Imprimerie Montandon (Fleurier). À cet égard, il eût été généreux de rappeler que cette excellente maison a courageusement imprimé, dès 1906, l’opuscule : Appel au bon sens et à la raison du peuple suisse par l’Union des intéressés à la question de l’absinthe au Val-de-Travers. Las, M. Kaeslin est trop préoccupé de sa gloriole personnelle pour rendre hommage à son imprimeur…
D’emblée, les auteurs attaquent leurs prédécesseurs. C’est une faiblesse de J. Kaeslin, ou une obsession, puisqu’il a déjà déclaré à l’Express – L’Impartial du 9 avril 2009 : « je me suis plongé dans la littérature existante sur l’absinthe. Je me suis alors rendu compte que certains ouvrages étaient truffés d’incohérences et d’anachronismes. Ça m’a chauffé les oreilles ». Dans la foulée, il m’a personnellement visé dans sa plaquette Verte ou bleue… L’absinthe à Couvet – Enquête sur les pionniers et Anciennes distilleries d’absinthe de Couvet (Couvet, Valoffset, 2009). Néanmoins, les oreilles toujours plus rouges, il a recommencé dans une Lettre ouverte au Courrier du Val-de-Travers(23 septembre 2010), puérilement intitulée : La Mère Henriod nargue le Père Noël.
Kaeslin me hait car, français, j’ai commis le crime de lèse-majesté, à ses yeux, de publier deux livres chez un éditeur suisse réputé, lesquels ont reçu un bon accueil critique et public : L’Absinthe – une fée franco-suisse et Nouvelles confidences sur l’absinthe (Yens-sur-Morges, Cabédita, 2001 et 2003).
Le titre du premier, par exemple, lui est insupportable : L’Absinthe – une fée franco-suisse. Il fallait écrire, selon lui : « L’Absinthe, la fée de Couvet » comme me l’a éructé un de ses amis dans les oreilles. Du coup, il s’est abstenu de lire ces essais. Preuve en est que dans sa plaquette, il mélange à qui mieux mieux, mes différents écrits après en avoir consulté compulsivement des extraits sur le Net.
Le lecteur se reportera à ce propos à mes deux réfutations : La Fée verte se joue d’un généalogiste etSuzanne-Marguerite Henriod détrône Marguerite-Henriette Henriod publiées sur le site L’heure verte. Paradoxalement, cela ne l’a pas empêché de me dédicacer sa plaquette lorsque je la lui ai achetée dans le séchoir à absinthe de Boveresse : « Pour Benoît, connaisseur éclairé de notre boisson préférée, en respect de nos différences ». Je ne crois pas que Jacques aime l’absinthe, à la différence de Georges Droz, Éric-André Klauser ou Pierre-André Delachaux. Ces derniers évoquent la bleue avec chaleur et des bonheurs de plumes totalement absents de l’encre antipathique de M. Kaeslin.
Pis, j’ai eu l’outrecuidance selon lui de publier dans le Bulletin de la 8e Fête de l’Absinthe de Boveresse (2005) l’article intitulé, Libelle en faveur de l’érection d’une statue de la Mère Henriod à Couvet. Que n’ai-je fait là ! L’histoire de Couvet commence avec les recherches de cet ouvrier de la 11è heure. Pire encore, j’ai souligné, dès 2006, dans mon essai : A comme Absinthe Z comme Zola – l’Abécédaire de l’absinthe – Préface de Joël Guiraud (Sainte Marguerite des Loges, B.V.R) que la supposée première distillatrice d’absinthe suisse (Mlle ou Mme Henriod) était une femme comme la plus célèbre des distillateurs clandestins (Bertha Zürbuchen, dite la Malote) « courageuse comme trois hommes ». Fatale erreur.
La « Mère Henriod » n’est plus que le faux-nez du sieur Jacques Kaeslin…
Dans sa plaquette, J. Kaeslin respectait encore la remarquable enquête de Pierre-André Delachaux dont il s’inspirait abondamment : L’absinthe au Val-de-Travers : recherches sur ses origines (La revue historique neuchâteloise, janvier-mars 1997), voilà qu’il la flingue dès son Introduction (page 9) dans le seul but de valoriser ses propres recherches. Puis, avec son co-auteur, il jette la même suspicion sur le sérieux des recherches de Dorette Berthoud (La fée verte – Pour une histoire de l’absinthe, Revue suisse d’histoire, 1969) sans argument compréhensible. Selon nos auteurs, Pierre-André Delachaux et Dorette Berthoud ont attribué la paternité du manuscrit : Souvenirs et généalogie –hélas non daté mais publié entre 1897 et 1915- à Paul-Gustave Petitpierre alors qu’il serait de la main de son père : Frédéric-Gustave Petitpierre (1830-1915).
(*) Fonds Borel-Girard, Archives de l’État de Neuchâtel.
Ils auraient pu m’attribuer aussi cette soi-disant erreur comme à bien d’autres auteurs mais puérilement versatiles, ils ont courageusement décidé de passer cette fois mes travaux par pertes et profits, comme on va le voir.
Deux fois, hélas, par correction déontologique, M. Kaeslin aurait pu signaler qu’il a lui-même commis cette « bourde » dans sa plaquette tant il est vrai que les meilleurs châtiments commencent par soi-même. Bon, n’attendons pas autant d’équité de ce donneur de leçons au petit pied.
Trois fois hélas, il orthographie à l’avenant, les noms du père et du fils. Dans sa plaquette, il donne « Paul-Gustave Petitpierre » et dans son livre : « Paul Gustave Petitpierre ». De ce fait, le lecteur, non spécialiste du sujet, devra écrire, à M. Kaeslin pour savoir s’il s’agit d’un « Paul-Gustave Petitpierre » ou d’un « Paul Gustave-Petitpierre ». Certes, nous savons depuis belle lurette que la précision scientifique est hors-de-portée de M. Kaeslin mais il y a des limites à tout…
Maintenant, comment Kaeslin & Kreis en sont-ils arrivés à cette conclusion d’attribuer désormais ce manuscrit au père plutôt qu’au fils, ce qui est au fond peut-être exact mais pour l’heure, pas prouvé ? Mystère et boule de gomme. S’ils soutiennent raisonnablement que Paul-Gustave (né en 1859) n’a pu voir « caracoler » le docteur Pierre Ordinaire (1741-1821) à Couvet, pourquoi accorder ce don à son père Frédéric-Gustave, né en… 1830 ? Ou alors, ont-ils trouvé la preuve de leur nouvelle attribution dans le « Messager Boiteux de Neuchâtel » (cité en note 3 de cette page 9) ? Le corps du texte est muet sur ce détail ne changeant au demeurant rien à la lente genèse de l’apéritif absinthe.
Page 12, on lit : « Les recherches que nous avons menées et les sources que nous avons consultées nous ont permis de déterminer que l’extrait d’absinthe de Couvet était né avant 1760 ». M. Kaeslin proclame sans cesse qu’il recourt à des sources inédites en ce qui concerne l’élucidation de l’identité de Mlle ou Mme Henriod. Lesquelles ? Il s’agit donc de pure incantation ?! Bon, admettons que le livre qu’il signe avec Michel Kreis comporte une bibliographie à la différence de la plaquette qu’il a rédigée, seul. Examinons cette bibliographie. Son désordre fait son charme. Ni alphabétique, ni chronologique, elle suit -peut-être- le fil des références du texte quoi que ce ne soit pas le cas des trois premières qui seraient alors : Berthoud, Delachaux puis Petitpierre et non le tiercé dans le désordre : Petitpierre, Berthoud, Delachaux…
Plus embêtant, je ne vois pas de mentions dans cette bibliographie qui ne soient déjà dans les corpus scientifiques de Pierre-André Delachaux ou les miens (j’ajoute par exemple à P.A Delachaux notamment en ce qui concerne P. Ordinaire : Turgan et Pichod (1885), Paul Labarthe (1887), Joseph Favre (1889), A.M Villon (1894), Catalogue Pernod-Fils (1896 et 1900), L’Absinthe considérée au point de vue scientifique (1904), Les Bienfaits de l’Absinthe (1907), Edmond Couleru (1908) Contribution à l’étude de l’absinthe (1909), Robert Fernier et le docteur Jean-Baptiste Mercier (1944), Louis Martin (1961), Henri-Louis Henriod (1964), Michel Debonne (1969 et 1972), Raymond Dumay (1971 et 1973) ou Françoise Guibelin (1982)). Je n’inclue évidemment pas dans cette liste les indispensables études d’Éric-André Klauser et François Jequier sur les Pernod de la Sagne ou la Saga des Pernod (2001) puisqu’elles sont postérieures à l’article de P.A Delachaux ; mais pourquoi, les cherche-t-on en vain dans la bibliographie Kaeslin/Kreis tout comme l’indispensable étude d’Henri-Louis Henriod : Les familles Henriod, originaires de Couvet, bourgeois de Neuchâtel, Bulletin de la Société Neuchâteloise de Généalogie, 1964 ? Sont-elles des « inconnues du Val-de-Travers » ou des documents délibérément écartés pour ne pas contrarier leurs opinions subjectives ? Personnellement, je travaillais donc sur l’ensemble du corpus (relatif encore une fois à Mlle ou Mme Henriod) cité par nos auteurs des années avant eux (et Edmond Couleru, dès 1908, sur une bonne part de l’essentiel des premiers écrits).
Certes, cette antériorité ne constitue en rien, une qualité, mais elle nie qu’ils aient débusqué de nouvelles sources. Il est patent que nos analyses, lectures et interprétations divergent. Toutefois, sommes-nous en présence de raisons suffisantes pour m’agonir sans chercher à m’interroger, lire mes textes, puis, désormais, faire comme si je n’existais plus ? On a beau savoir l’absinthe versicolore, il y a là une rigueur intellectuelle qui échappera au plus grand nombre…
Page 12, Kaeslin & Kreis poursuivent en déniant au « médecin français Pierre Ordinaire » « toute paternité dans l’extrait d’absinthe ». Mon Dieu, je sais bien que j’ai pu écrire parfois que Mme Henriod était suisse et non pas systématiquement « de Couvet, sis dans le Val-de-Travers, dans le Canton de Neuchâtel en Suisse » comme M. Kaeslin le souhaiterait de ma… part, mais K&K réécrivent l’Histoire.
Que cela leur plaise ou non, le docteur Pierre Ordinaire est franco-suisse depuis le 17 octobre 1786 ; le conseil d’État neuchâtelois lui ayant accordé, ce jour-là, ses « Lettres de Naturalité ». Je ne vais pas pour cette fois donner ma source puisqu’elle crève les yeux dans un texte que Kaeslin & Kreis prétendent avoir lu. S’ils ne la retrouvent pas, qu’ils m’envoient un mail ; mais je maintiens le titre de mon livre : L’Absinthe, une fée franco-suisse. Je n’y peux rien, s’il précède d’une décennie, la mise en place de la Route de l’Absinthe – Pontarlier – Val-de-Travers, dont j’ai toujours regretté qu’elle ne conduise pas également vers les distilleries de la Haute-Saône… Certes, nouveaux venus dans le cercle étroit des historiens de l’absinthe, K&K n’ont pas suivi l’avalanche d’articles suisses ayant salué la légalisation progressive de la Fée verte en Suisse. Sinon, ils sauraient que dans leur journal favori, l’excellent journaliste, Mariano De Cristofano a écrit au moins par deux fois que P. Ordinaire était « covasson ». Certes, pas de naissance mais d’adoption (L’Express-L’Impartial des 27 février 2001 et 28 février 2005) !
Dois-je continuer, car entre nous, j’ai d’autres chats à fouetter que de rétablir sans cesse le sens obvié des contre vérités émises par M. Jacques Kaeslin ?
Nous avons bien compris que Kaeslin & Kreis détestent Pierre Ordinaire. Ils fondent leur conviction qu’il est nul et non avenu dans la genèse de l’apéritif d’absinthe, page 12 toujours, « en rappelant le contenu du prospectus » qu’il faut aller… dénicher, page 23 ! Même infiniment patient, le lecteur lambda a déjà revendu leur livre sur Le bon coin.fr. Dans la foulée, ils font le plus grand cas des médisances de clocher du manuscrit de Petitpierre, avant d’y mêler les leurs. Ainsi, page 22, ils insinuent que P. Ordinaire ait pu être un charlatan au prétexte qu’il n’ait pu produire aux autorités de la Communauté des Communes de Couvet, Fleurier, Boveresse et Môtiers, « séance tenante, un acte de maîtrise attestant de son état de médecin ».
- En ce cas, pourquoi ces élus des six communes du Val-de-Travers ont-ils agréé sa candidature ? Pourquoi douter de leur bon sens ?
- Les vallonniers ont-ils regretté ce choix puisque P. Ordinaire a servi chez eux comme pharmacien-médecin-chirurgien de 1768 à 1821 ? (J’ignore, s’il a joui d’une retraite mais tout le monde sait qu’un médecin est sollicité par sa clientèle de conseils gratuits jusqu’à sa mort)…
- S’il avait pour seul ami, à Couvet, un alcoolique français (le « perruquier Germain ») comme l’affirme Petitpierre, comment fut-il adopté par les Covassons au point de marier sa fille à un notable de la commune ?
- Compilant tous les avis négatifs (fondés ou imaginaires) sur P. Ordinaire, J. Kaeslin en ajoute un page 11 de sa plaquette lequel impute au médecin la mauvaise habitude de « faucher l’herbe sur les champs d’autrui ». Si tous ces reproches étaient fondés, pourquoi et comment fut-il naturalisé suisse en 1886 ? Ne serait-ce pas plutôt la reconnaissance logique de 18 ans de loyaux services aux malades du Val-de-Travers ?
- S’il cachait effectivement (ces faits sont attestés) chez lui des opposants au Premier consul comme l’écrit G. Droz (notamment voir page 16 de L’Absinthe… Liaison dangereuse, un encadré non daté extrait du Courrier du Val-de-Travers), ces quelques recels ne l’empêchèrent pas d’être de 1798 à 1821 le voisin immédiat d’Henry-François Henriod, le lieutenant-civil du Val-de-Travers et le Président de l’Assemblée des Six Communes soit la plus haute autorité politique du Val. Comment P. Ordinaire aurait-il alors nargué ou dupé durablement la perspicacité et la sagacité de son très respecté voisin ? Ce fumet de ragots autorise-t-il a attenter à la mémoire de cette haute figure du Val, par ailleurs, mari de Suzanne-Marguerite Henriod et père des seules Mlles Henriod à considérer dans la longue genèse de « l’extrait d’absinthe » de Couvet ? À moins que K&K ne conspirent contre l’honneur du lieutenant-civil pour discréditer celle que j’estime être Mme Henriod ?
En tout état de cause, on ne fait pas de la recherche historique pour défendre une thèse préconçue. Encore, moins pour réduire à néant des boucs émissaires désignés d’office tel le docteur Pierre Ordinaire. Pas du tout, pour ridiculiser ses prédécesseurs quand bien même ils seraient étrangers…
Joël Guiraud dans Pontarlier de A à Z (Besançon, Cêtre, 1998) ou Gaby Dalmau (Bulletin du Centre d’Entraide Généalogique de Franche-Comté, N°121, mars 2010) nous éclairent heureusement un peu sur la famille Ordinaire. Notamment sur le fait qu’en 1775, dans l’acte de naissance de son avant-dernier fils, Pierre Ordinaire est déclaré « chirurgien ». Si Kaeslin & Kreis voulaient sérieusement examiner la raison pour laquelle, P. Ordinaire n’a pu présenter « séance tenante » son diplôme, il conviendrait de sonder les raisons politiques (?) ou confessionnelles (?) (il est protestant) de son soudain exil pré révolutionnaire sur Suisse. Georges Droz le prétend donc dans ses livres (option citée et Feu… L’Absinthe) opposant à Bonaparte comme à Napoléon (1769-1821) et tente de justifier par là son exil de… 1768… Est-ce bien sérieux ?
Continuant de poursuivre P. Ordinaire de leur vindicte, K&K brodent ensuite imprudemment même s’ils dénient aux autres auteurs le droit de recourir, après synthèse des documents, à un peu d’imagination. Ainsi, on lit encore page 22 : des « chroniqueurs affublent le médecin lui-même » du surnom de « Roquette », nom de son petit cheval « corse ». En dehors d’Oscar Huguenin (Le Messager Boiteux de Neuchâtel, 1901) qui confond effectivement dans le texte d’Alphonse Petitpierre, le docteur et son cheval, je ne me souviens pas d’autres chroniqueurs ayant prolongé cette méprise. Quels seraient leurs arguments à l’appui de cette affirmation ? J’attends un mail et me contente de relever que O. Huguenin est si soucieux, en 1901, d’accabler P. Ordinaire que dans son court article, il trouve le moyen de le surnommer deux fois, « La Roquette » et partant, de dédoubler sa bévue.
Pour ma part, je ne connais que trois types d’interprétations de ce nom de « Roquette ».
- La roquette, dite aussi « Rucola » en terre helvète, est une plante recherchée des apothicaires car elle sert à l’élaboration d’une huile douce de massage supposée aphrodisiaque.
- La roquette est un projectile de combat rapide comme le petit cheval corse supposé rapide.
- Selon G. Droz (Feu… L’Absinthe, page 14), P. Ordinaire a ainsi baptisé son cheval « pour montrer qu’il aurait su dompter le Petit caporal ». Cela vire à l’obsession…
Examinons maintenant la chronologie des premiers textes citant P. Ordinaire. J’ai montré dans mon article : Suzanne-Marguerite Henriod détrône Marguerite-Henriette Henriod (sur le site Internet Heure Verte lequel ne m’appartient pas en dépit de ce qu’affirme J. Kaeslin au Courrier du Val-de-Travers mais nous savons qu’il ne peut s’empêcher de tordre la réalité) que le docteur Pierre Ordinaire, sans pouvoir revendiquer le titre de « père de l’absinthe » a joué un rôle décisif dans le passage de l’extrait absinthe « médicamenteux » à celui d’extrait « apéritif ». Les Suisses Louis Favre (1854), Alphonse Petitpierre (1871) et surtout le grand cuisinier Joseph Favre (1889) ou les Français Paul Labarthe (1887), A. M Villon (1894), suivis de tant d’autres dans l’hexagone, ont accordé à P. Ordinaire, une vraie connaissance des « plantes aromatiques ».
Force est d’admettre que ce juste équilibre avec les mérites plus décisifs d’une Suzanne-Marguerite Henriod s’écroule en 1893 lorsque Edmond Quartier-La-Tente croit pouvoir soutenir dans Le canton de Neuchâtel, revue historique et monographique de chaque commune de l’origine à nos jours (Neuchâtel, Attinger Frères, 1893-1895) que « le remède du docteur Ordinaire était un dépuratif à base de chicorée de même couleur que l’absinthe ». Une information recopiée mot pour mot par le soi-disant expert que serait Frédéric-Gustave Petitpierre qui reprend également à son compte – en les faisant croire siennes – les règlements de comptes du pasteur Louis Borel avec le petit-fils de P. Ordinaire, Henri-François Andrié, un des premiers distillateurs d’absinthe Covassons.
Au demeurant, cette « chicorée » pourrait également avoir un petit goût de règlement de comptes pour qui s’intéresse à l’Histoire au-delà de celle de Couvet. Premièrement, parce que suite au blocus continental imposé en 1806 par Napoléon aux bateaux de commerce anglais, les Suisses comme les Français ont dû remplacer le café par le succédané de la chicorée, c’est-à-dire, soit une décoction soit une torréfaction des cossettes des racines sèches. Et, deuxièmement, parce que les Neuchâtellois n’ont pas apprécié que Napoléon fasse main basse, la même année 1806, sur leur Principauté. Ainsi, si l’extrait ou teinture de chicorée est dépuratif, elle n’est pas la plante la plus utilisée, en Suisse, pour traiter l’atonie digestive (Absinthe, Angélique, Gentiane…), la constipation (Violette, Camomille Romaine, Pissenlit…) ou la dyspepsie (Absinthe, Angélique, Gentiane, Origan, Petite Centaurée, Mélisse, Camomille Romaine…) Dès lors, évoquer la « chicorée » en lieu et place des simples plus communes, en Suisse, pour traiter ces maux, n’est pas un fait neutre. D’autant qu’elle serait « de même couleur que l’absinthe » ce qui prête à sourire : brune ?
Du coup, Petitpierre est-il le guide correct pour retracer l’histoire de la bleue ? Lui qui narre par ouïe dire et nomme « Germain », le perruquier « Pâquin » ? Lui qui écrit que le Docteur Ordinaire est devenu locataire de l’Hôtel de l’Aigle en 1768, ce que nous estimons exact, mais ce qui constitue un fait mis en doute par J. Kaeslin qui privilégie l’hypothèse de l’Écu de France, page 11 de sa plaquette. Il est, au demeurant symptomatique que Petitpierre n’ait pas éprouvé le besoin de signer (ni même de dater) son manuscrit considéré à tort comme un témoignage de première main. Sans doute, le savait-il trop impersonnel et ficelé avec la rumeur publique ?
Page 24 du livre de Kaeslin & Kreis, on lit : « Nous devons à la vérité de préciser que nous ne sommes pas les premiers à citer ce prospectus de Dubied Père et Fils. L’historien Éric-André Klauser y a fait référence dans son mémoire… ». Il est dommage que ce dernier ne puisse rétorquer à ces impétrants que ce prospectus publicitaire diffusé par la Maison Dubied vers 1865 a été composé d’après un texte un peu ronflant rédigé entre 1825 et 1835 par Charles-Henri Allamand Fils, médecin et chirurgien à Fleurier ; et qu’il est cité dès 1908 dans l’enquête primordiale d’Edmond Couleru. Enfin, en jouant quelque peu sur les mots, il fait remonter l’extrait d’absinthe de Couvet au mieux à 1744 (« Passés quatre-vingt ans » de 1825 pour prendre la proposition haute de rédaction), ce qui est presque une… injure !
Que Kaeslin & Kreis n’ont-ils lu Jean-Jacques Rousseau ! Je sais bien que le cher homme s’est exilé à Môtiers plutôt qu’à Couvet mais le passage suivant de ses célèbres Confessions (rédigées entre 1765 et 1770 puis publiées à Paris, chez Cazin, entre 1782 et 1789) et que j’ai déjà cité dans mon Abécédaire de l’absinthe (2006) établit ce qu’est alors en Suisse, « l’extrait d’absynthe » concocté par une suissesse : une décoction de la plante. « Enfant » (vers 1730 donc), Jean-Jacques communiait avec sa « mère » (adoptive), la baronne Françoise-Louise de Warens (une vaudoise vivant à Vevey) dans le même goût de la musique et de la botanique. Hélas, les deux études ne s’accordaient pas toujours, au grand bonheur final des intéressés : « Quelquefois, la voyant empressée autour d’un fourneau, je lui disais : – Maman, voici un duo charmant qui m’a bien l’air de faire sentir l’empyreume à vos drogues. – Ah ! par ma foi, me disait-elle, si tu me les fais brûler, je te les ferai manger. Tout en disputant, je l’entraînais à son clavecin : on s’y oubliait ; l’extrait de genièvre ou d’absinthe [ou absynthe ? à vérifier sur le manuscrit Note de B.N] était calciné : elle m’en barbouillait le visage, et tout cela était délicieux »…
Puis, Kaeslin & Kreis estiment page 24 : « l’extrait d’absinthe, tel que nous l’entendons aujourd’hui, a été élaboré pour la première fois entre 1720 et 1740 ». « Tel que nous l’entendons aujourd’hui » signifie à minima : distillé, apéritif et allongé d’eau. Toutefois, ils admettent page 26 que cet « extrait » est toujours obtenu par infusion en… 1790 et non par distillation, laquelle constitue, pourtant, et quoi qu’ils en coûtent d’admettre à nos auteurs, l’apport décisif de Mlle ou Mme Henriod en 1797, comme je l’ai toujours écrit après bien d’autres. Le texte déjà cité d’O. Huguenin n’abonde, hélas, pas plus dans leur sens. Il s’agit, cette année 1777, d’un simple extrait d’absinthe (Artemisia absinthium) digestif obtenu par infusion et allongé de vin blanc ! On est en conséquence là encore, bien loin de la conception de l’absinthe à base d’assemblages de teintures issues de plantes différentes, distillée, apéritive et allongée d’eau fraîche. Plus grave pour nos auteurs, un passage du manuscrit de Petitpierre indique nettement qu’en 1797, « la recette de la mère Henriod donnait une liqueur plus amère que celle de MM. Dubied père et fils », laquelle semblerait elle-même une potion bien amère aux habitués d’absinthes contemporaines sucrées ou pas. Qui plus est, selon une lettre de Fritz Duval, cette absinthe Dubied père et fils s’allongeait toujours en 1798 de vin blanc (page 18 de l’enquête de P.A Delachaux)…
Pour conclure sur le rôle du docteur franco-suisse Pierre Ordinaire dans la lente genèse de l’apéritif absinthe, de la nature de « l’extrait d’absinthe » au fil du XIIIè siècle et de l’identité de la « Mère Henriod », constatons qu’en dépit des effets d’annonce de l’Express-L’Impartial, K&K n’apportent rien de neuf sur ces sujets quant à la plaquette de 2009. Ayant déjà fait litière des arguments de J. Kaeslin, je n’y reviens pas, sauf pour rappeler un point de détail puis quelques éléments de bon sens à propos de la « Mère Henriod ».
Si j’ai pu une fois écrire « Henriot » au lieu d’Henriod (dans L’Absinthe, un mythe toujours vert) c’est parce que j’avais sous les yeux, le texte d’A.M Villon (A.M Villon – Ingénieur-chimiste : L’Absinthe – Histoire – Fabrication… Vieillissement – Contrefaçons, revue La Nature, 2 juin et 4 août 1894) qui fait cette « erreur » en désignant « les filles du lieutenant Henriot ». Mea culpa, j’aurais dû faire plus attention quoiqu’on ait ordinairement quelque indulgence pour les « fautes orthographiques » entachant les prénoms et noms. Quoi qu’il en soit, cela n’autorise personne à insinuer que j’évoquais là d’autres personnes que les filles du lieutenant Henriod, eu égard au rôle que j’attribue depuis toujours à leur mère. Ma défense de la mémoire de Suzanne-Marguerite Henriod est donc invariable du premier au dernier de mes écrits sur le sujet.
Enfin, quelques certitudes s’imposent :
- « Mlle », « Mme Henriod » ou la « Mère Henriod » sont peut-être une demoiselle, une dame ou une célibataire ; et, à l’évidence, ces vocables ont servi à nommer des personnes différentes quoi que parfois fondues en une même « identité virtuelle ».
- Le sobriquet « Mère Henriod » est commercial (il apparaît essentiellement sur une étiquette commerciale, reproduite par E. Couleru en 1908) et il fut repris soit en appréciation laudative (c’est-à-dire vantant la science de l’herboriste-distillatrice covasonne) soit comme qualificatif ironique.
- On a pu nommer plaisamment « Mlle Henriod », la promise de « M. Henriod », lequel n’était d’ailleurs pas encore lieutenant-civil avant ni même à son mariage comme le prétend J. Kaeslin sur un site du Net. Et une « Mlle Henriod » peut être une personne différente de la « Mère Henriod » puisque ce n’est pas parce qu’on applique un de ces trois vocables à une personne à un moment donné de l’histoire que les deux autres coïncident alors magiquement, et ce d’autant plus s’ils sont à visée commerciale, ironique ou employés à des dates espacées dans le temps…
Néanmoins, c’est le rôle de l’historien d’essayer de dénouer ce mystère et je n’ai pas fait autre chose.
II : Des distilleries oubliées
Je me félicite que de nouveaux auteurs travaillent sur l’histoire des anciennes distilleries. Lorsqu’ils s’adressent à moi, je soutiens leurs recherches dans la mesure de mes connaissances et de mon temps disponible.
Ainsi, il est passionnant de voir que l’énorme travail fourni par Luc Liebelin a abouti à une exposition sur les Distilleries de Haute-Saône, l’été dernier, dans les murs de la Distillerie Paul Devoille (Fougerolles) et qu’il a permis d’affiner la connaissance de la vaste famille Pernod. J’ai annoncé cette exposition sur la page Facebook des Éditions B.V.R.
L’album très riche en iconographie de Jean-Jacques Pitavy : Distillation et distilleries : Haute-Saône, Vallée de la Loue, Haut-Doubs, Val-de-Travers (Échevannes – Doubs, Chez l’Auteur, 2011) révèle également une liste étonnante de distillateurs que je n’aurais pas supposé si nombreux à Aillevillers, par exemple.
Pour sa part, le très savant journaliste canadien Taras Grescoe livre son décapant essai : Le pique-nique du diable – Un tour du monde des fruits défendus (Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2011) dans lequel on trouve, page 238, un portrait plus vrai que nature de la Directrice du Musée de l’Absinthe d’Auvers-sur-Oise…
Enfin le maître-distillateur Matthieu Frécon a rendu un service inestimable à l’humanité. Préserver la mémoire des alchimistes-distillateurs via sa bible : L’alambic – l’Art de la Distillation, alcools, parfums, médecines (Montpeyroux – Hérault, Les Gouttelettes de Rosée, 2010). On y lit notamment cette hypothèse intrigante et à même de réconcilier Suisses et Français se cherchant des poux sur l’origine de l’absinthe :
Le poète Aleister Crowley disait que l’absinthe était la création d’un ancien alchimiste, je pense qu’il s’agissait plutôt d’une ancienne alchimiste. Il est même possible que cette alchimiste fût une Fée et je propose de relier le mythe de l’absinthe à celui de Viviane…
Au Nord-Ouest de la Forêt de Brocéliande se trouvait la fontaine de Barenton (ou Balenton). C’est là que la fée Viviane y retenait prisonnier son maître et initiateur : l’enchanteur Merlin, ainsi que nombre de chevaliers trouvés infidèles. L’eau de cette fontaine aux propriétés merveilleuses avait la froidure de la glace. Trois fois par jour, elle prenait une couleur d’émeraude et un goût amer… (d’après Guerrand, Au temps aventureux de la quête du Graal, Paris, 1960)
La recherche du lieu où était retenu Merlin, c’est-à-dire la recherche de la fontaine de Barenton (la fontaine à absinthe) est, d’après la légende, la raison du commencement de la Quête du Graal.
Telle est, là et non ailleurs, l’origine de la Fée Verte…
Personnellement, je mène depuis deux ans avec Maud Guichard une enquête au long cours sur l’histoire des brasseries-distilleries de cidre et calvados en Pays d’Auge (Calvados) dont les prolégomènes ont été publiés dans quatre numéros de la revue Le Pays d’Auge. On y trouve plus souvent, que je ne l’eusse cru, de prime abord, des croisements enrichissant l’histoire de la verte.
À la différence de Kaeslin and Kreis, les chercheurs cités ci-dessus n’humilient pas leurs devanciers lorsqu’ils exhument, par exemple, des distilleries oubliées. Pourquoi Kaeslin and Kreis ne se contentent-ils pas de faire état de leurs nouvelles informations puisque, cette fois, sources neuves il y a ? Il est vrai qu’ils ont finalement étendu leur enquête de Couvet à l’ensemble du Val-de-Travers poursuivant en cela l’enquête pionnière d’Éric-André Klauser. Certes, l’histoire leur dicte ce choix dans la mesure où, la commune de Couvet ne comprenait naturellement qu’une partie de l’ensemble des distilleries du vallon et puisque en outre depuis la parution de l’opuscule, elle est devenue une des localités de la commune du Val-de-Travers.
J’ai décrit la notoriété de « l’extrait d’absinthe de Couvet » dès 1840 à Paris, notamment dans la revue La Racontotte (N°89, page 18) et j’ai attiré l’attention sur les effets de manches auxquels se livrent les rédacteurs de L’Annuaire du Haut-Doubs de 1836 ou de La Chatellenie du Val-de-Travers de 1834 pour rosir leur territoire respectif. Tous les deux soutiennent gravement que les plantes servant à la distillation de l’extrait d’absinthe ne viennent nulle part ailleurs mieux que sur leurs sols. Puis, le premier vante les exportations pontissaliennes : La fabrication des extraits d’absinthe mérite une attention particulière, il s’en expédie dans le royaume, à Alger, en Amérique et jusqu’en Chine, une quantité qui s’élève à deux cent mille litres par an… Et le second semble lui répondre en écho : On en envoie dans une bonne partie de l’Europe, et même en Amérique ; et rien ne fait présumer que les expéditions se restreignent de sitôt, et que conséquemment l’avantage en soit enlevé à la contrée… Ah ! chauvinisme quand tu nous tiens…
David Frédéric Borel-Perret (1787-1826), le premier cité de ces distillateurs « oubliés » ne l’est cependant pas d’Éric-André Klauser (voir son Bulletin de la 5ème Fête de L’Absinthe de Boveresse en 2002) ou de moi. Page 37 de leur étude, Kaeslin & Kreis accablent à nouveau Dorette Berthoud qui n’a pas orthographié « correctement » des noms propres mais page 38, ils avouent renoncer à déterminer l’emplacement de la distillerie covasonne Borel-Perret & Pernod Fils au point d’imaginer que de 1822 à 1826, cette société a migré à Pontarlier. Il est vrai que malheureusement pour eux, les archives Pernod Fils ne sont pas toutes conservées dans le Val-de-Travers. Il en va ainsi du manuscrit de l’accord de non-concurrence passé entre Henri-Louis Pernod et son fils Édouard, le 31 juillet 1829, à Couvet. Il est explicitement écrit dans ce document de la Société Pernod que le père cède à son fils, la jouissance de son local de Couvet qu’il loue « 3 Louis 1/2 par an » à Madame [Veuve] Borel-Perret ! C’est-à-dire, Grand Clos 2, en bordure du ruisseau bien nommé le Sucre !
Comme je l’ai indiqué dans l’introduction, je ne pousserai finalement pas plus loin les contradictions au sujet des « distilleries oubliées ». Cet article est déjà trop long et je reviendrai, sur ce sujet, dans une de mes futures Tribunes.
III : Absinthe et commerce négrier
Deux observations liminaires : ce chapitre a bénéficié de l’aide précieuse de Patrick Roussel qui n’a pas son pareil (avec son complice Yannick Prodhomme) pour dénicher des documents aussi rares que somptueux sur la Fée des feintes, nantaise ou pas. Secundo, comme l’écrit justement, Jean-Jacques Charrère, en Réflexion à ma Tribune : Le problème du trafic d’esclaves est réel dans le canton de Neuchâtel. De nobles familles à particule en ont fait leur fortune.
Toutefois, à la question centrale soulevée dans ce chapitre : « le succès foudroyant de l’absinthe résultait-il –en partie- de la diffusion du produit dans plusieurs régions du monde par les acteurs du commerce négrier » ?, je réponds sereinement par la négative.
Admirons d’abord l’aspect « normand » de cette question : « résultait-il » c’est-à-dire totalement puis, Kaeslin & Kreis étant saisis d’effroi par leur propre « audace » : ou seulement en « partie » ? Ni l’un, ni l’autre !
L’absinthe apéritive (et non pas l’extrait d’absynthe médicinal plus contemporain de l’époque de la traite négrière intense) a d’abord conquis une bonne partie du monde parce qu’elle est bonne ; efficace contre la dysenterie, le scorbut, les miasmes délétères des eaux croupies ou le paludisme, et rafraîchissante. Par ailleurs, ses vertus astringentes et vaso-dilatatrices font qu’elle peut, en usage raisonnable, mener à une fascinante dilatation de l’espace et du temps… Voir ma Tribune du forum Musée virtuel de l’absinthe : Les hallucinations supposées de l’absinthe ou la multiplication des petits Salvador Dali…
Il est donc exact –mais pas nouveau- de prétendre que l’absinthe apéritive s’est taillée une première réputation de boisson salutaire, de 1832 à 1850, auprès des bataillons d’Afrique. C’est l’hygiénique « verdala » dont… abusèrent certaines fortes têtes. Néanmoins que pèsent les ventes africaines au regard des ventes totales ? Une forme de rente pour le petit nombre de distillateurs familiers de l’état-major et qui récupèrent par la constance de solides commandes, le coût de l’expédition par bateau.
Dès lors, pourquoi n’évoquer et n’incriminer que les seuls distillateurs et marchands comme si le pouvoir politique, et en l’espèce également colonial, militaire et religieux n’avaient pas instrumentalisé l’alcool pour griser les soldats, et les indigènes dont éventuellement les esclaves ? Encore que le statut d’esclave indique clairement qu’on se fichait comme d’une guigne de leur fournir de l’alcool, fut-il de bois et fut-ce dans l’espoir de les abrutir pour mieux les asservir. Enfin, pourquoi réduire à ce seul aspect du commerce triangulaire, les échanges commerciaux entre la Suisse et la France ? J’ai observé dans Nouvelles confidences sur l’absinthe que Paul Gauguin notait effaré dans sa correspondance que l’administration française des Iles Marquises ayant interdit toute consommation d’alcool aux indigènes pour éviter qu’il ne leur échauffe l’esprit, ceux-ci se rabattaient sur l’eau de lavande !
Qu’on me lise donc correctement. Cette recherche devrait être affinée avec l’aide de Patrick Roussel. Mais, ici, dénuée de présentation PRÉALABLE du contexte historique, et sans un SEUL mot de préambule sur les bienfaits de l’absinthe, elle devait figurer en annexe de ce livre intitulé : L’absinthe au Val-de-Travers. Ceci pour ne pas désorienter et tromper, par exemple, un jeune lycéen du Val en charge d’un T.P.E. Nombre de ces jeunes étudiants Suisses ou Français me contactent pour ce type de recherche et je devine bientôt les Suisses sans voix face à cet ouvrage outrageusement déséquilibré.
J’ai précisément sous les yeux une Balade au Val-de-Travers, élégant livret rédigé, en 1999, par les élèves du Collège du Val-de-Travers (Auvernier, Le Roset, Imprimerie Montandon & Cie de Fleurier) après avoir été reçus au Musée de Môtiers soit par l’historien Pierre-André Delachaux soit par la conservatrice, Laurence Vaucher.
Ces collégiens consacrent un chapitre bien documenté à l’absinthe faisant état des risques de l’excès mais chaleureux à l’égard de cette boisson dont ils n’ont pas à ROUGIR.
J’imagine leurs successeurs, cette année 2012, qui retiendront essentiellement du livre de Jacques Kaeslin & Michel Kreis le fait que l’absinthe du Val a servi au commerce triangulaire. Je vois d’ici, la tête de leurs enseignants qui iront légitimement se plaindre au C.D.I.
La seule planche de salut de ces lycéens pour rétablir un peu d’équité historique serait de visiter le Musée de Môtiers sous l’experte conduite de son guide actuel, le malicieux Rudolf Hasler.
Dès lors, cet essai ne contenant pas une ligne sur l’aura sans pareil de cette boisson d’exception pour contrebalancer cette charge univoque NE SAURAIT ÊTRE UN OUVRAGE DE RÉFÉRENCE et les offices de tourisme du Val savent déjà devoir le reléguer dans les oubliettes.
Au demeurant, les vallonniers me confient toujours plus nombreux, leur perplexité face à ce coup bas porté sciemment (ou inconsciemment ?) contre la bleue et fort heureusement l’accueil public comme de la presse est frileux. Seul, le Pays Neuchâtelois s’est fendu d’un autre article se gardant bien de prendre parti (Simone Huguenin : Un ex-policier se consacre à la mémoire de l’absinthe).
IV : Conclusion
Dans mon A.B.C de l’Absinthe, on trouve ces quelques vers de Voltaire qui a su cristalliser en peu de mots la beauté sauvage du Val-de-Travers :
Dans un vallon, fort bien nommé Travers / S’élève un mont, vrai séjour des hivers / Son front altier se perd dans les nuages. / Ses fondements sont au creux des enfers. / Au pied du mont sont des antres sauvages / Du Dieu du jour ignorés à jamais…
Veillons donc à sauvegarder ce berceau naturel de l’absinthe tant il est vrai que ce cocktail âpre et suave de simples des prés est fruit d’un territoire, d’un terroir, d’un terreau, de la terre et d’un humus issu d’ancestraux champignons des roches éternelles…
Jean-Jacques Rousseau, encore lui, peut nous aider à méditer comme à élever le débat :
Extrait du poème À la postérité, recueil Portefeuille (Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1751).
Dis-lui qu’en mes écrits il contemple l’image
d’un mortel qui, du monde embrassant l’esclavage,
trouva, cherchant le bien, le mal qu’il haïssoit,
et qui, dans ce trompeur et fatal labyrinthe,
de son miel le plus pur vit composer l’absinthe
que l’erreur lui versoit…
Enfin, dans leurs Remerciements (page 101), les Kaeslin & Kreis tombent le masque :
[Merci] À notre entourage, pour avoir supporté avec patience et indulgence nos humeurs versatiles.
« Versatiles » ? Entièrement d’accord !
Sainte-Marguerite des Loges, 27 janvier 2012.