Le chromo “Pernod Fils” superstar (2018)

Le chromo “Pernod Fils” superstar (2018)
June 1, 2017 Veronique Herbaut

De Picasso à Cocteau et de Jean Renoir à Alain Delon, le chromo Pernod Fils superstar

Charles Maire (d’après) : Chromolithographie publicitaire Absinthe Pernod Fils, vers 1905, coll part.

De Picasso à Cocteau et de Jean Renoir à Alain Delon, le chromo Pernod Fils superstar

Dans l’Absinthe, muse des peintres (1999), j’ai narré la bonne fortune picturale du fameux chromo Absinthe Pernod Fils édité d’après le tableau de Charles Maire qui semble avoir finalement péri dans l’incendie de l’usine de 1901. J’avais écrit dès 1992, à Pierre Chanel, éditeur scientifique du Journal de Jean Cocteau, et Conservateur du Musée de Lunéville, qui m’indiqua que deux publications avaient suivi le N° de Paris-Match du 20 juin 1959 dans lequel Jean Cocteau explique comment Pablo Picasso s’inspira de ce chromo pour certains tableaux cubistes.

Premièrement, la revue de Zürich : Du (N°233) en juillet 1960 dans laquelle la photographie du chromo est légendée : « Das Pernod-Plakat durch welches Picasso zu seinen papiers collés augeregt wurde ».

Deuxièmement, le supplément à la revue Du : Jean Cocteau – Das Haus des Dichters [La maison du poète] de 1962. Cette fois, la photographie du chromo est assortie de quatre lignes manuscrites de Jean Cocteau reproduites en fac-similé : « Cette réclame de / l’absinthe Pernod / fut à l’origine des toiles / cubistes. »

Maintenant, historien d’art, je tombe souvent sur un texte du poète corroborant sa démonstration à laquelle il semble tenir comme à la prunelle de ses yeux. Voyez cet extrait d’une lettre à sa maman :
Jean Cocteau : Lettres à sa mère – 1898-1918 (Tome I), Paris, N.R.F Gallimard, 1989.
Le Piquey, 31 août 1918
Le grand apport de Picasso, c’est, outre d’avoir emmené les objets jusque dans un domaine qui lui est propre, d’avoir prouvé le luxe des choses simples, d’une pipe, d’un journal, d’un verre. Il a dégagé l’âme du chromo qui a tant de charme dans les estaminets et les loges de concierge…

Il y a cet hommage au peintre André Derain :
Jean Cocteau : Carte blanche – Au revoir Derain, journal Paris-Midi, 5 mai 1919.
Derain précède le cubisme et ne s’y engage pas. Il a vécu avec Picasso et Braque. On distingue entre eux une parenté profonde : un certain faste pauvre de la matière et du choix des sujets, un respect des mêmes sources classiques et des enseignements que donne la rue, la coupe des maisons démolies, les enseignes des magasins, les faux marbres du café, les chromos des réclames d’apéritifs…

Ou encore cet éloge de son ami Pablo Picasso :
Jean Cocteau : Picasso, Paris, Stock – Collection Les contemporains, 1923.
Lui et Georges braque, son compagnon de miracle, débauchent d’humbles objets. S’éloignent-ils de l’atelier ? On retrouve sur la butte Montmartre les modèles qui furent à l’origine de leurs harmonies : cravates toutes faites chez des mercières, faux marbres et faux bois des zincs, réclames d’absinthe et de Bass, suie et papiers des immeubles en démolition, craie des marelles, enseigne des bureaux de tabac où sont naïvement peintes deux pipes Gambier, retenues par un ruban bleu de ciel…

Écoutez enfin Jean Cocteau sur l’antenne de Radio Luxembourg en 1938 dans une causerie de la série Théâtre de la rue, une intervention sur laquelle le professeur Pierre Caizergues a attiré mon attention. Selon Cocteau, si Picasso a pu ré-enchanter le chromo de Charles Maire dans son tableau Bouteille de Pernod et verre (1912), cette fois l’affichiste A.M. Cassandre s’est inspiré des télescopages visuels des peintres cubistes pour son affiche de 1934 vantant l’Anis Pernod Fils. C’est une juste analyse quoique incomplète. De fait, cette affiche doit tout autant aux constructivistes russes tels Alexandre Rodtchenko, Anton Lavinsky ou les Frères Stenberg.

Jean Cocteau déclare donc sur les ondes de la TSF : Je vous avais promis de vous parler du mécanisme singulier des échanges entre le secret des ateliers de peintre et les affiches de la rue. Or […] toute cette peinture [cubiste] avait pris sa source dans une affiche d’absinthe célèbre. Cette affiche ou, pour être plus exact, ce chromo – que nous vîmes toute notre enfance accroché aux murs des petits restaurants de province, représentait une bouteille d’absinthe et un verre près d’un journal plié – le tout sur un tapis sombre en velours d’Utrecht. Les cubistes adoraient ce chromo et il les inspira – il leur permit de rompre avec le papillotement impressionniste et les ramena vers les couleurs graves et les objets volumineux dans l’espace. […] Et voici que la marque célèbre d’absinthe change d’affiche, commande sa nouvelle affiche à un décorateur qui s’inspire du cubisme et nous voyons une moitié de visage et une moitié de bouteille – le rond d’un verre etc. à la place du chromo où le cubisme avait pris naissance…

En 1957, le peintre Gabriel Fournier emboite le pas à Jean Cocteau :
Gabriel Fournier : Cors de chasse (souvenirs), Genève, Pierre Cailler, 1957.
Je tiens à noter un détail auquel j’attache de l’importance : l’admiration de Picasso pour le très démocratique bloc de papier à cigarettes « Job ». Pris comme élément naturel, le graphisme or sur noir, son cordonnet rouge de fermeture, faisait de cet article de fumeurs une réussite artisanale. Picasso en fit un objet de beauté en l’incorporant dans sa peinture, à la manière de Bach et de Stravinsky s’appropriant une rengaine des rues ; J’aurai toujours à l’oreille le son grave de sa voix : – C’est magnifique ! – quand penché sur l’objet d’un sou il admirait avec amour. Peu nombreux ceux qui goûteront l’esprit de cette banale histoire datant d’une époque où le tableau-réclame de Pernod, avec sa bouteille d’absinthe, son verre, la carafe, voisinait avec un Tableau Monétaire et la Carte d’Europe dans maints ateliers d’artistes cubistes où régnait M. Ingres avec une mauvaise reproduction de l’Odalisque ou du Bain turc.

Encore n’est-ce pas tout, dès juin 1994, j’ai signalé dans le N°10 de la revue L’Absinthe fondée par Marie-Claude Delahaye, la présence remarquable de ce fichu chromo dans le magnifique film de Jean Renoir : Une partie de campagne (1946) dans lequel s’ébrouent avec délices et fougue Sylvia Bataille et Jacques-Bernard Brunius sur les pas d’un sourcier nommé Guy de Maupassant…

Puis, dans Les Granges Brûlées tourné par Jean Chapot avec Simone Signoret et Alain Delon à La Chaux de Gilley et à l’Hôtel de la Poste de Pontarlier en 1973 on aperçoit les chromo Bourgeois Frères et Pernod Fils dans le café de la Chaux-de-Gilley puis à nouveau le Pernod Fils dans la ferme des Granges Brûlées. Les anciens pontissaliens se souviennent que la salle du lycée de la ville fut transformée en bureau du juge interprété par Alain Delon, que Renato Salvatori jouait le patron de l’Hôtel de la Poste et Miou-Miou, une pétillante soubrette.

Vous comprendrez pourquoi, je ne regrette pas d’être allé jusqu’à Milly-la-Forêt, en 1993, emprunter auprès d’Édouard Dermit le chromo Pernod Fils donné par Picasso lui-même à Cocteau, pour l’exposition L’Absinthe – Mythe et Réalité du Musée Fournaise. J’ai pu avoir ainsi un aperçu de la maison du poète en son jus avant sa fastueuse transformation muséale par Pierre Bergé.

Benoît NOËL

À l’Usine Pernod Fils de Pontarlier vers 1900. Photocarte, Musée de Pontarlier.

Catalogue promotionnel de l’Usine Pernod Fils de Pontarlier, 1905, coll. part.

Carafe publicitaire Pernod Fils. Musée de Pontarlier.

Stand des Établissements Pernod à la Foire de Paris. coll. part.

Pablo Picasso : Bouteille de Pernod et verre, huile sur toile (46×33 cm), Printemps 1912, Musée de l’Ermitage – Saint-Pétersbourg.

A.M Cassandre : Affiche Anis Pernod Fils (201×150 cm), 1934, Musée des Arts Décoratifs – Paris.

André Dignimont : Affiche du film Une partie de campagne, 1947, coll. part.

René Ferracci : Affiche du film Les granges brûlées, 1973, coll. part.

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