2017 : DEUX EXPOSITIONS FERNAND LÉGER, BEAUBOURG METZ ET BRIEY

2017 : DEUX EXPOSITIONS FERNAND LÉGER, BEAUBOURG METZ ET BRIEY
April 10, 2017 Veronique Herbaut

Exposition Fernand Léger – Le Beau est partout au Centre Pompidou Metz du 20 mai au 30 octobre 2017.

Exposition Le Corbusier Fernand Léger – Visions polychromes dans les galeries de l’association La Première Rue – Cité Radieuse (rue du Docteur Giry 54150 Briey) du 20 mai au 24 septembre 2017.

Deux expositions alléchantes

L’année dernière, les responsables du Musée Ludwig de Cologne (Allemagne) ont placé la barre très haut quant à l’approfondissement de l’analyse de l’œuvre colossale de Fernand Léger. Pour célébrer les 40 ans du musée, Ka­tia Baudin a proposé l’exposition : Fernand Léger – Peinture dans l’espace, première rétrospective d’envergure à analyser en détail ses espoirs fondés en une fructueuse alliance entre la peinture et l’architecture. Cette exposition retraçait brillamment l’amitié d’une vie et ses travaux partagés avec le Corbusier, ses réalisations avec Paul Nelson, Charlotte Perriand, Wallace K. Harrison ou Jean Badovici ou ses projets de village coloré avec André Bruyère. En outre, elle passait en revue les murals (peintures murales) et projets de murals de l’artiste. Hors quelques identifications de personnes incorrectes sur des photographies, le catalogue de cette exposition constitue un précieux ouvrage de référence.

Dans un significatif parallèle témoignant du rôle de pivot de Fernand Léger dans l’histoire de la peinture moderne, le Centre Pompidou célèbre ses 40 ans via l’exposition Fernand Léger – Le beau est partout. Ariane Coulondre, commissaire de l’exposition, a un sacré défi à relever pour renouveler, à son tour, le regard porté sur l’œuvre du peintre normand au rayonnement planétaire. Quoi qu’il en soit, les intentions sont alléchantes. Je cite le dossier de presse : « Cette rétrospective brosse le portrait d’un artiste engagé et fasciné par son temps, auteur de textes marquants sur la peinture, voyageur doté d’un sens peu commun de l’observation et infatigable enseignant. L’exposition met en lumière l’interaction de sa peinture avec toutes les autres formes d’arts : la poésie, le cinéma, l’architecture ou encore le spectacle ».

Comme cette exposition en cache une seconde tout aussi bien venue : Le Corbusier Fernand Léger – Visions polychromes dans les galeries de l’association La Première Rue à la Cité Radieuse de Briey, sise entre Metz et Nancy, j’ai sondé le sens accordé par l’artiste à la beauté et à la couleur. Les réponses sont légion dans son parcours artistique. Aussi, ai-je sélectionné des textes rares et jusqu’ici, un peu négligés. Je ne perds pas de vue, d’autre part, que c’est pour Briey que Léger conçut en 1940 le projet décoratif d’un Centre d’aviation populaire, réalisation hélas stoppée par la seconde guerre mondiale.

La Beauté selon Léger
Le 1er juin 1923, Fernand Léger prononce la conférence : L’esthétique de la machine : l’objet fabriqué, l’artisan et l’artiste dans la salle N°5 du Collège de France (13, rue Champollion – Paris 5e) pour le Cercle International des étudiants des nations alliées et amies de la France animé par Robert Aron. Cette conférence fait partie d’un cycle dit « Les Séances d’Avant-Garde » où s’exprimeront Jean Cocteau, Erik Satie, Georges Auric, Robert Aron, le metteur en scène Charles Dullin et le peintre André Lhote. L’écrivain américain Ezra Pound assiste à celle de Léger. Celui-ci redonne cette conférence, le 1er juillet, dans la Baraque de la Chimère de l’homme de théâtre Gaston Baty (143, boulevard Saint-Germain – Paris 6e). Puis, le texte de cette conférence est publié à Paris dans la Revue hebdomadaire et le Bulletin de l’Effort Moderne (N°1, janvier 1924), à Berlin dans Der Querschnitt (N°S 3-4 de l’automne 1923) avec une dédicace au poète russe Vladimir Maïakovski, à New-York dans Little Rewiew (N°3 en 1923) avec une dédicace à… Ezra Pound, et à Anvers dans Sélection (N°4 en février 1924) avec une dédicace à l’écrivain suisse Blaise Cendrars !

Léger a écrit et dit notamment au cours de cette conférence : Je considère que la beauté plastique, en général, est totalement indépendante des valeurs sentimentales, descriptives et imitatives. Chaque objet, tableau, architecture, organisation ornementale, a une valeur en soi, strictement absolue, indépendante de ce qu’elle représente. […] Mon but est d’essayer d’imposer ceci : qu’il n’y a pas de Beau catalogué, hiérarchisé ; que c’est l’erreur la plus lourde qui soit. Le Beau est partout, dans l’ordre de vos casseroles, sur le mur blanc de votre cuisine, plus peut-être que dans votre salon XVIIIe siècle ou dans les musées officiels. Puis, Fernand Léger estime que la beauté de l’objet manufacturé découle en partie de sa fonctionnalité laquelle doit primer sur le « hasard » et la « fantaisie » de son concepteur qui n’a pas à rougir d’agir en « artisan ». À son avis, la beauté naît donc naturellement du respect du côté utilitaire de l’objet et ce à une époque où le concept d’ergonomie n’est pas encore pas encore répandu. Il poursuit donc : « Le jeune homme dit : La jolie bicyclette, et, ensuite, il l’examine au point de vue utile ». Ainsi, il invite les artistes à maîtriser « l’invasion sans précédent de l’objet utile multicolore »…

Dès octobre 1907, et avec sa verve coutumière, il s’extasiait face à deux révélations du Salon d’Automne : José Maria Sert et Paul Cézanne. De Paris, il écrivait à son ami d’enfance, André Mare lequel deviendra le subtil décorateur que l’on sait :
Hôtel Lempereur, 25, rue des Saints-Pères
Cher Vieux,
Ce Salon consacre, pour moi tout au moins, trois révélations. Un certain José Maria Sert qui a d’énormes décorations absolument épatantes… ces machins font penser à Michel Ange et à Delacroix… pauvre [Albert] Besnard!
[…] C’est une beauté comme un cul incendié, un bel orage. Tout le monde doit sentir ça, c’est l’œuvre d’un cerveau diablement équilibré, calme, possédant la dualité nécessaire à tout grand artiste… Tout le reste à côté de cela (je mets à part Cézanne) a l’air énervé, maladif, fébrile … Ce type-là n’est pas dans son époque.
Seconde révélation, Cézanne.
Ah ! mon vieux, des choses épatantes à côté naturellement de choses incomplètes. Entre autres, une toile représentant deux types du peuple jouant aux cartes. C’est criant de vérité et complet, tu entends, modelé en valeur et la facture ! c’est naïf, pataud, on croirait voir les œuvres d’un brave homme qui vient d’inventer la peinture deux mille ans avant J.C. Ils prévoient pour cette année la « Queue Cézanne ». Le jury va avoir du coton.
(Extrait d’une lettre de Fernand Léger à André Mare, Fonds André Mare, IMEC – Saint-Germain la Blanche-Herbe).

Cinq ans plus tard, alors qu’il accroche précisément ses tableaux au Salon d’Automne, Léger se glisse au Salon de la locomotive aérienne qui jouxte le premier. Il est conquis par les machines des faucheurs de marguerites lorsque le Salon d’Automne lui semble comprendre nombre de « croûtes ». Quelques jours après, il visitera ce second salon avec ses amis, le sculpteur roumain Constantin Brancusi et le peintre normand Marcel Duchamp et le trio s’extasiera de concert sur la pureté de lignes ou si l’on préfère la beauté dynamique des sinusoïdales d’une hélice en bois.

Sur le front en 1914, Léger est ébloui au sens propre par un objet manufacturé inattendu. Il l’a raconté au génial collectionneur anglais que fut Douglas Cooper.

Dans le même temps, je fus ébloui par une culasse de canon de 75 ouverte en plein soleil, magie de la lumière sur le métal blanc. Il n’en fallut pas moins pour me faire oublier l’art abstrait de 1912-13. Révélation totale, comme homme et comme peintre. La richesse, la variété, l’humour, la perfection de certains types d’hommes autour de moi, leur sens exact du réel utile et de son application opportune au milieu de ce drame, vie et mort, dans lequel nous étions plongés, plus que cela, des poètes, des inventeurs d’images poétiques journalières – je veux parler de l’argot, si mobile, si coloré. Quand j’ai mordu dans cette réalité, l’objet ne m’a plus quitté. (dans Douglas Cooper : Fernand Léger et le nouvel espace, Genève, Édition des trois collines, 1949).

Ainsi, même un objet inamical, pervers et cruel et de destruction massive peut receler, en certaine circonstance et éclairage, une part de beauté. J’ai écrit et je contresigne : « Comment ignorer que Fernand Léger est anéanti face à cette gueule inhumaine comme l’Étranger d’Albert Camus, perdu par un simple reflet du soleil sur la lame d’un couteau ? » (B. Noël : Fernand Léger – Un Normand planétaire, Sainte-Marguerite-des-Loges, Éditions BVR, 2015).

Enfin, Léger s’avoue sous le charme du Salon de l’Automobile de 1928. Il y discerne le triomphe de ses thèses. C’est bien le règne des objets « à poil » qu’il aime à peindre en lévitation dans ses tableaux et selon des rapprochements plutôt surréalistes. De même, il préfère croquer la nature « à poil » dans sa ferme de Lisores (Calvados), c’est-à-dire les pommiers sans feuilles de l’hiver laissant apparaître leur charpente boisée complexe. C’est pourquoi, il convient à ses yeux, de réinventer le « paysage » et ses nymphes telles les femmes aux seins en boules de pétanque et sans « poils » qu’il voit comme des statues intemporelles, et symboles autant que garantes, d’une nature accueillante à l’espèce humaine.

Fernand Léger : Les Arts au Salon de l’Automobile – Gloire du métal, journal L’Intransigeant, 8 octobre 1928.
L’objet moderne, roi absolu de notre époque… Adieu, Paysage !

La polychromie selon Léger
Dans une revue fondée par l’écrivain Henri Barbusse (Le feu – Prix Goncourt en 1916), Fernand Léger précise le rôle de l’artiste dans le monde moderne et sa conception de la couleur épurée comme gage de la beauté de cités riantes.

Pierre Flouquet : Nos interviews – Fernand Léger nous parle de l’importance de la couleur, Revue Monde, samedi 13 juillet 1929.
Étant peintre, je crois grand le rôle de mes pairs dans l’évolution de la société, au point de vue mécanique comme au spirituel et au sentimental. […] Il faudrait un gros livre pour expliquer par le menu ce que l’on convient, assez confusément, de nommer « la beauté », un livre qui vieillirait aussi vite qu’il serait gros… Mais cette beauté fuyante et complexe peut être ressentie par un être simple, en un instant, sans explications préalables. […] Je place mon tableau tout en rythmes, haut de couleurs, devant un copain ouvrier pour qui l’art n’est pas un système mais une manifestation vitale, et sans exiger de lui qu’il analyse ce qu’il éprouve. […] La couleur forte rend l’œuvre conquérante. […] Avez-vous songé à la possibilité de vivre dans l’univers blanc et noir de l’écran cinématographique ? Ce serait à mourir d’ennui ou de chlorose. On donne comme raffinés ceux qui, vêtus de gris, s’entourent de décors ternes et sans vivacité. C’est préférer à la vigueur solaire, le décharnement de la lune, qui si elle influence le rythme, est incapable de créer de la vie. La couleur est solaire. En plein air, les tons sont plus vifs et chantent mieux. D’ailleurs, n’est-elle pas le commencement et la fin de cette lumière que nous nommons blanche ? J’irai plus loin, si la couleur n’est pas absolument indispensable à la vie du moins l’aide-t-elle largement en créant l’optimisme. Respirer et voir se tiennent. Le couleur élargit la ville et la fait vibrer.

Recourons à un dernier extrait tiré d’un journal satirique fondé par l’éditeur d’art Emmanuel Tériade et le critique Maurice Raynal, qui fut le premier auteur à consacrer un livre à Fernand Léger en 1920 (Fernand Léger, Paris, Éditions de l’Effort Moderne). Léger continue à engager ses pairs à juguler l’invasion polychrome tout en espérant que la couleur conquière les écrans du septième art et rosisse les pommettes de Greta Garbo. Si le « Beau est partout », on le doit largement à un emploi subreptice des tons et surtout de leurs valeurs et contrastes.

Fernand Léger : L’invasion polychrome, journal La bête noire, N°3, 1er juin 1935.
Vous ouvrez votre fenêtre et un morceau de publicité éclatant entre en coup de vent. La couleur partout – sur votre chapeau, vos chaussures – des dents en or, des yeux bleus. […] Les végétaux, les légumes, un perroquet vont être les nouvelles vedettes. On va tourner les Halles à 4h du matin. Les cubes de radis rose, de carottes, les monticules d’oranges et de citrons vont défiler à l’écran comme des nouvelles pyramides, aux accents de la Marseillaise. Le sourire très gris de Greta Garbo, fantôme du passé ! La couleur est partout…

© Benoît NOËL

Fernand Léger
Projet décoratif pour un centre d’aviation populaire, 1940
Gouache, 50×74
MNAM – Centre de création industrielle- Centre Georges Pompidou, Paris

La Ferme-Musée Fernand Léger de Lisores (Calvados)
© François du Chatenet, 2015