2020 : INTERVIEW DE JEAN-PIERRE FIGUÈRES : Nadia Léger ou le sens inné de la solidarité

2020 : INTERVIEW DE JEAN-PIERRE FIGUÈRES : Nadia Léger ou le sens inné de la solidarité
March 20, 2020 Veronique Herbaut

Interview de Jean-Pierre Figuères : Nadia Léger ou le sens inné de la solidarité

Par Benoît Noël

J’ai fait la connaissance de Jean-Pierre Figuères à la Ferme Fernand Léger de Lisores (Calvados) en 2017 mais accaparé par les visites que je menais, nous n’avions pu nous entretenir de sa relation à Nadia Léger qu’il a bien connue. C’est désormais chose faite. Jean-Pierre Figuères est un des enfants de Léo Figuères, un inlassable militant de la Paix, né à Perpignan en 1918 et décédé dans la même ville en 2011. Léo Figuères est présent au Congrès mondial de la Jeunesse pour la Paix de New York en août 1938, au Vietnam dès 1950 et en tête des manifestations parisiennes demandant la fin de la guerre d’Algérie en 1962. Résistant en Corse en 1940 ; responsable, à Lyon, des Jeunesses communistes clandestines pour la zone sud de la France de 1941 à 1944 ; dirigeant national du Parti communiste français de 1945 à 1976, il sera Maire de Malakoff (Hauts-de-Seine) de 1965 à 1996 et Conseiller général de la Seine puis des Hauts-de-Seine.

 

Jean-Pierre Figuères : – « Il ne me déplait pas de vous transmettre une image un peu plus nuancée que l’archétype de la « milliardaire rouge » trop souvent accolé à Nadia Léger. Je suis né en juin 1945. Nadia et Georges Bauquier hébergeaient alors mes parents dans « L’Atelier Léger », 40 place Jules Ferry, à Montrouge par solidarité et fidélité à l’esprit de la Résistance. Mon père, Léo Figuères était rentré de Lyon pour le 1er Congrès du Parti communiste français d’après-guerre mais Fernand Léger n’était pas encore revenu d’Amérique. Néanmoins, suite à l’adhésion de Pablo Picasso au PCF, en décembre 1944, Nadia tout feu, tout flamme répétait à l’envie à ma mère Léa – plus communément appellée « Andrée » son prénom de résistante – il faut télégraphier à Fernand Léger, son devoir d’adhérer à son tour. Ce à quoi, ma mère lui répondait que cette recommandation était impossible à faire par télégramme et tout spécialement en un télégramme adressé aux États-Unis. Nadia a fini par se laisser convaincre mais face à un tel transport, ma mère estima, à juste titre, que Nadia était une Biélorusse de tempérament méditerranéen. Quoi qu’il en soit, Fernand Léger déclara avoir adhéré, en octobre 1945, avant même de rentrer en France, en décembre, ce qui aurait pu également lui nuire. Après celui-ci, il eut d’ailleurs beaucoup de discussions avec mon père car Fernand Léger qui n’avait pas d’enfants était très à l’écoute des jeunes générations et notamment d’un jeune cadre du PCF.

 

Par la suite, mes parents prirent coutume de dire : – « On dormait alors dans ‘L’Atelier Léger’, on faisait la cuisine chez le sculpteur Étienne Hadju et on te faisait garder par Hélène Parmelin, la femme du peintre Édouard Pignon. Peu avant ma naissance, Nadia avait aussi mal au ventre que ma mère, au point de se mettre une grosse serviette éponge sur le ventre et d’y apposer un fer à repasser. Elle redoutait le moment où ma mère perdrait les eaux tant et si bien qu’elle croyait les perdre elle-même et revivait son propre accouchement. Ce qui devait arriver, arriva, et elle se brûla avec le fer. Par la suite, n’ayant pas eu de fils, elle me prit pour tel et elle montrait avec empressement sa brûlure en prétendant, en riant, avoir accouché de moi. Elle me prenait en vacances dans son château de Callian dans le Var ; à Biot dans les Alpes-Maritimes près du musée Léger qu’elle avait créé, ou à Gif-sur-Yvette, au Gros-Tilleul, la dernière propriété partagée avec Fernand Léger. La plupart du temps, seul ; parfois avec mon frère Gilles, ou alors elle prêtait à mes parents la ferme de Lisores du Calvados dont Fernand Léger avait hérité de sa mère.

 

À Callian, j’ai connu les vrais petits-enfants de Nadia : Pierre et Hélène dite « Lola », un peu plus jeunes que moi. D’ailleurs, auparavant, lorsque j’avais deux ou trois ans, c’est Wanda, la fille de Nadia qui me gardait à Montrouge lors des réunions de cellule. Nadia avait fait un portrait monumental de Wanda en Marianne républicaine qui avait été affiché, en 1945, devant la Mairie de Malakoff pour fêter la Libération. Nadia et Georges peignaient beaucoup à Callian et alors, il ne fallait pas trop la déranger. Je passais des heures avec le jardinier ce qui faisait rire Georges mais j’y ai trouvé ma vocation, en fait, puisque je suis devenu directeur des Parcs et Jardins de la Ville de Bagneux. À ma façon, je me suis amusé toute ma vie à assortir formes, couleurs et volumes. J’ai même créé, en mosaïculture, des massifs suprématistes, influencé par Nadia.

 

À Gif-sur-Yvette, enfant et imitant Nadia, je gribouillais et elle répétait sans cesse à mes parents, plutôt dubitatifs : – ‘Il faut qu’il devienne peintre !’. Une fois, elle nous a prêté la ferme de Lisores pendant les vacances de Pâques mais ma sœur Claudine est tombée malade et ma mère, dépourvue de voiture, a eu toutes les peines du monde à mettre la main sur les médicaments nécessaires. Je suis encore venu adulte à Lisores, après l’ouverture de la Ferme-Musée en 1970, lorsque le couple de régisseurs, Denise et Eugène Capelle, partait en vacances. J’avais alors les clés du musée et je fournissais quelques explications sur l’œuvre de Fernand Léger aux visiteurs. Une autre fois, Georges nous a prêté sa maison de Chevreuse et Nadia est passée pour demander à mon père, devenu maire de Malakoff, si Nicolas, le troisième de ses petit-fils, pouvait partir dans une colonie de vacances de la ville. Nadia avait le sens inné de la solidarité. Ma mère fut très fatiguée suite à la naissance de son quatrième enfant, ma sœur Françoise, et Nadia nous a invités à passer deux mois à Biot ! À Biot, je m’amusais aussi à faire plus ou moins le guide dans le musée. Tenez, à 5 ans, je suis même parti en Alsace dans un hôtel avec Nadia, Georges et Wanda entre Noël et le jour de l’an.

 

En 1950, papa de retour du Vietnam, écrivit un livre ‘Je reviens du Vietnam libre’ et réclama l’arrêt de la guerre d’Indochine. Il fut condamné par contumace par le tribunal militaire d’où s’ensuivit une nouvelle clandestinité pour lui et par conséquent de sa famille. Nadia et Georges furent les incomparables maîtres d’œuvre de caches à travers la France. Ainsi, mon frère de 5 mois, a traversé la pays, ni vu ni connu, dans une boîte en carton placée dans une insoupçonnable Cadillac. Par la suite, nous fûmes exfiltrés en Roumanie par des chemins différents à travers l’Europe. Nous y sommes restés jusqu’en 1955 et j’ai appris à parler roumain et russe. Du coup, à mon retour en France, à l’âge de 10 ans, je savais parler mais non écrire le français ce qui m’a posé de gros problèmes. En 1953, maman était revenue deux mois en France. Elle était hébergée, clandestinement, à Gif-sur-Yvette et elle a posé pour et pour Fernand et pour Nadia Léger.

 

Nadia fut toujours aux petits soins avec nous et avec tant d’autres notamment les jeunes qui se lançaient dans la culture. Dans les années cinquante, je me souviens aussi bien de Carlos Carnero, une des petites mains les plus constantes de « L’Atelier Léger » que d’un garçon qui tentait sa chance à l’Opéra-Comique, une toute autre voie que la peinture. Elle défendait sans ambages l’Union soviétique arguant que sans lui, elle serait une simple moudjik et que ses frères n’auraient pu faire d’études. Cela ne l’empêchait nullement d’être une subtile femme d’affaires. Elle savait que l’argent va à l’argent et disait : – ‘Si les gens pensent que j’ai besoin d’argent, les propositions d’enchères des ventes publiques vont diminuer. En revanche, si les acheteurs potentiels me voient en Cadillac et souper aux Trois marches à Versailles les enchères vont flamber’.

 

En 1965, le Salon de Montrouge a rendu hommage à Fernand Léger puis en 1976, Nadia a offert à la ville de Malakoff, la mosaïque monumentale : Les oiseaux sur fond rouge. Je crois me souvenir qu’elle avait offert, ou projeté d’offrir, une mosaïque monumentale à chacune des 15 républiques socialistes de l’URSS. Mon père avait une œuvre de Fernand Léger dans son bureau de maire qui doit y être toujours et mes parents ont des œuvres données par Pablo Picasso, Léger, Nadia et Georges ou André Fougeron qui habita aussi à Montrouge à proximité du stade Buffalo. J’ai deux assiettes en céramique de Georges Bauquier faites dans l’atelier de Roland Brice, un autre artiste de Montrouge qui partira s’établir à Biot. Personnellement, Nadia m’a offert des œuvres à chaque étape de ma vie : la lithographie L’Anniversaire de Léger lors de mon mariage ; une suprématiste d’elle lors de la naissance de ma fille, et puis cette gouache du cosmonaute Youri Gagarine avec cette mention émouvante : « À mon fils, Jean Pierre ». Pour être complet, j’ajoute qu’elle a également offert à mon frère et mes sœurs une œuvre pour leur mariage.

 

Mon père n’a pu faire l’éloge funèbre de Nadia à cause du don du Musée de Biot à l’État français mais il a prononcé celui de Georges Bauquier et il a favorisé l’organisation d’une rétrospective de celui-ci à Malakoff. C’était en quelque sorte, la suite logique de l’apogée de sa relation à Nadia lorsqu’en 1972, il accueillit au Théâtre 71, vingt-quatre mosaïques monumentales de Nadia figurant Fernand Léger, la ballerine Maïa Plissetskaïa, le poète Vladimir Maïakovski ou encore Daniel-Henri Kahnweiler, le marchand historique des peintres cubistes qui a tenu à honorer de sa présence le vernissage. À la suite de cette exposition, Nadia a offert à la ville de Malakoff, le portrait en mosaïque de sa fille Wanda en Marianne dont elle avait exposé une version peinte sur la mairie en 1945. Cette mosaïque a longtemps figuré sur une tour de la rue Pierre Larousse. J’espère que les travaux de rénovation de cette tour ne l’ont pas fait disparaître, je vais aller vérifier.

 

À l’hommage public rendu à mon père, en 2011, après sa disparition, Hélène dite « Lola » et sa fille Nathalie Samoïlov sont aimablement venues et j’ai été très heureux de revoir Nathalie, l’arrière-petite-fille de Nadia à la ferme de Lisores, il y a peu. Je tiens à remercier Aymar du Chatenet et son équipe pour leur excellent livre sur Nadia et je vous remercie Benoît de cette interview. Voyez ce qui me touche vraiment en tout cela, c’est cette référence à Fernand Léger qu’a tenu à faire figurer Georges Bauquier dans son petit catalogue d’exposition du musée de Biot : Voyage autour de deux pommes en 1984. Il y rappelle la satisfaction toute simple du patron ‘d’avoir bien travaillé’ au soir d’une journée. Voilà qui résume le bonheur de peindre, n’est-ce pas ? »

 

© Propos recueillis par Benoît NOËL

 

Le musée de Lisores en 1997, photographie L’Éveil de Lisieux, coll. Société historique de Lisieux
Photo de 1945 parue dans les mémoires de Nadia Léger, coll. B. Noël
Nadia Léger, Henry Kahnweiler, Dominique Wallard à l’inauguration de la Ferme-Musée de Lisores © Daniel Wallard, 1970
Catalogue de l’Exposition à Malakoff, 1972, coll. B. Noël
Mémoires de Nadia Léger, 1978, coll. B. Noël
Carte postale de la Ferme-Musée de Lisores, vers 1989, coll. Nicolas Thénier
Mot de Maurice Baquet sur ticket de la Ferme de Lisores, 1995, coll M.-H. Giraud