Du « cocktail » Tremblement de terre de Toulouse-Lautrec (2019)

Du « cocktail » Tremblement de terre de Toulouse-Lautrec (2019)
March 26, 2020 Veronique Herbaut

De la recette exacte du « cocktail » Tremblement de terre de Henri de Toulouse-Lautrec

Voilà, douze ans, je répondais à David Nathan-Maister, m’interrogeant sur la composition exacte du fameux Tremblement de terre, concocté par Henri de Toulouse-Lautrec, que la meilleure source était la remarquable biographie de Henri Perruchot. Néanmoins, celui-ci se référait à un ami de Lautrec, Achille Astre, lui-même auteur d’un livre rare qui vient enfin de me tomber sous la main.

Vers 1895, la gentry fin-de-siècle de l’hexagone s’entiche des cocktails et un de ses plus célèbres adeptes est le peintre Henri de Toulouse-Lautrec qui balance entre expérimentation radicale et science du dosage. Hélas, la recette de la plus célèbre de ses créations : « Le tremblement de Terre » ne semble pas avoir été conservée. Fut-elle jamais consignée ? Probablement pas. En juillet 1896, Henri de Toulouse-Lautrec loue un chalet à Taussat au bord du bassin d’Arcachon en Gironde. Certains soirs, il fait la tournée des grands ducs bordelais en compagnie de son ami le photographe Maurice Guibert et du négociant et collectionneur d’art Achille Astre.

Henri Perruchot : La vie de Toulouse-Lautrec, Paris, Hachette, 1958.

Un soir, ils échouent au Café de Bordeaux, place de la Comédie. On ferme. Excellente raison pour liquider les fonds de bouteilles. Allez, qu’on rassemble les restes de cognac, de rhum, d’absinthe, de vermouth, de chartreuse, de tous les spiritueux et alcools qui se rencontreront, de n’importe quoi, et hop ! qu’on mélange ces élixirs. Lautrec saisit lui-même les shakers pour agiter la mixture, qu’il verse dans de grands verres. Encore une fameuse recette de cocktail ! Sur l’heure, le peintre la baptise le « Tremblement ». Hein ? Quoi ? C’pas magnifique ? – « J’avoue, reconnaîtra un des bénéficiaires de ce breuvage inédit, qu’après une soirée où on avait déjà bu pas mal, on pouvait aller se coucher après un viatique pareil »…

À la lecture d’Achille Astre, on constate que le nom de ce mélange improbable varie ainsi que sa composition par rapport à la liste dressée par Henri Perruchot. Nous ignorons, pour le moment, quelles sont ses sources pour compléter et amender le témoignage d’Achille Astre qui fut un témoin occulaire de cette soirée.

Achille Astre : H. de Toulouse-Lautrec – Préface de Gustave Geffroy, Paris, Nilsson, 1938.

Hélas, une autre passion l’entama si profondèment que sa raison un moment s’égara et qu’elle lui abrégea la vie. L’alcool, qui grise d’abord, dut encourager son activité, sa méthode de travail, lui donna l’oubli de son état physique, sa persévérance à vivre, la sérénité parmi les dédains de ceux ou celles qui auraient dû l’aduler. Après un travail acharné, des tendresses déçues, Lautrec allait boire toutes sortes de liquides alcoolisés qui l’alourdissaient et le désagrégaient. Je dois rappeler qu’une nuit, à Bordeaux, au moment de la fermeture des cafés, nous nous trouvions dans le Grand Café de Bordeaux, je crois, dont il connaissait le patron ; il fit rassembler les bouteilles aux trois quarts vides : cognac, rhum, absinthe, picon, byrrh, chartreuse, etc ., tous ces fonds de bouteilles étaient mêlés par lui dans autant de grands verrres que nous étions de consommateurs et faisaient une drôle de composition qu’il appelait le « tremblement ». J’avoue qu’après une soirée où l’on avait bu pas mal, on pouvait se coucher après un viatique pareil.

En 1930, le barman américain Harry Craddock qui officie à l’American Bar du Savoy Hotel de Londres donne une version différente mais toujours pas très « light » du « Tremblement de terre » dans The Savoy Cocktail Book. Nous traduisons.

Harry Craddock : The Savoy Cocktail Book, London, The Savoy Hotel, 1930.

The Earth-Quake* Cocktail

1/3 Gin
1/3 Whisky
1/3 Absinthe
Bien secouer et verser dans un verre à cocktail
* Ainsi nommé car s’il arrivait que le sol tremble sous vos pieds, lorsque vous le buvez, ne vous inquiétez pas. C’est un cocktail dont la puissance ne doit pas être prise à la légère, et de ce fait, consommé trop fréquemment !

Par ailleurs, le 16 février 1895, Lautrec est l’organisateur de la fameuse inauguration du Bar des Alexandre dans l’appartement de Julia et Alexandre Natanson, sis 60, avenue du Bois de Boulogne. Il a envoyé des cartons d’invitation rédigés en anglais et propose des cocktails de son invention, la tête rasée et vêtu de blanc à l’exception d’un drapeau américain ceint autour de la taille. Les 300 invités découvrent, pour la plupart, les somptueux panneaux décoratifs d’Édouard Vuillard dans un appartement vidé de ses meubles. Citons Thadée Natanson et Misia Sert, Rachilde et Alfred Vallette, Édouard Vuillard et Pierre Bonnard, Tristan Bernard, Romain Coolus, Félix Fénéon, Alphonse Allais, Pierre Louÿs, Marie de Régnier et Henri de Régnier, André Gide, Alfred Jarry, Lucien Guitry et Marthe Brandès, Marinette et Jules Renard ou Paul Leclercq. En 1897, Lautrec exécute le portrait de ce dernier (peinture à l’essence sur carton, Musée d’Orsay) qui est un des fondateurs de ladite « Revue Blanche ». En 1901, il dessinera aussi la couverture du livre de Paul Leclercq : Jouets de Paris (Librairie de la Madeleine). À propos des cocktails chéris du du peintre, celui-ci relatera dans un livre consacré à son ami ce qui suit.

Paul Leclercq : Autour de Toulouse-Lautrec, Paris, H. Floury, 1921.

L’imagination de Lautrec était intarissable. À une gamme de boissons qu’il fallait avaler d’un seul trait succédait une gamme de cocktails roses, au goût précieux, qu’il convenait de déguster lentement, avec une paille… Lautrec, composa aussi, ce soir-là, des ‘cocktails solides’ sous la forme de sardines au genièvre et au porto. Il les faisait flamber dans un long plat d’argent, et elles ne manquaient pas d’allumer, à leur tour, des incendies dans les gosiers imprudents… Claude Terrasse, entouré d’Alfred Natanson, de Jules Renard, d’Alphonse Allais, de Cipa Godesbski, absorbaient une ‘huître » de prairie, aggravée par un poivre de Cayenne…

C’est encore Henri Perruchot qui livre la meilleure description de cette soirée mais elle est très longue et je n’ai pas le courage de la retranscrire. Celle de Thadée Natanson dans Peints à leur tour (Albin Michel, 1948) est décevante. Du coup, je reprends un condensé du premier biographe d’Alfred Jarry.

Noël Arnaud : Alfred Jarry, d’Ubu roi au docteur Fautroll, Paris, La Table ronde, 1974.

Maxime Dethomas seconde [Lautrec] au bar, un bar qui occupe tout l’appartement vidé de ses meubles. Sur les glaces sont inscrits au blanc d’Espagne les noms des consommations étranges offertes aux visiteurs. Les tableaux de la riche collection Natanson sont recouverts d’affiches vantant les grandes marques de spiritueux. Toute la nuit, Lautrec fabrique ses mélanges explosifs. Le premier, Édouard Vuillard, héros de la fête, tombe dans le coma éthylique. Pierre Bonnard choisit les breuvages d’après leur couleur et épuise tous les tons de sa palette : il finit ivre mort dans les lavabos. Félix Fénéon poursuit Mallarmé de salon en salon pour le convaincre d’ingurgiter une boisson maudite qu’il juge inoffensive. Lugné-Poe s’écroule en criant : « Allons travailler ! » Hors l’incorruptible Mallarmé et Tristan Bernard trop absorbé par l’entretien de sa barbe, l’hécatombe est totale. Lautrec aura réussi le plus nombreux massacre d’hommes distingués qu’on puisse inscrire dans l’histoire du maniement de l’alcool à des fins joyeusement meurtrières.

 

Au sujet de Lautrec, Thadée Natanson observera néanmoins, pertinemment :

Thadée Natanson : Un Henri de Toulouse-Lautrec, Genève, Pierre Cailler, 1952.

Crions de toutes nos forces que Lautrec ne travaillait jamais ivre. […] Lorsque, à la maison de santé, il produira son album du cirque, il est désintoxiqué. […] Lautrec, à force de boire, en arrivera presque à ne plus pouvoir manger, disgrâce fréquente chez les alcooliques. Mais aussi bien en viendra-t-il à ne guère avoir besoin de boire pour s’enivrer, le seul parfum du verre plein mettant aussitôt sa soif et sa tête au niveau de l’alcool dont il est saturé…

 

Sur les pas de Natanson, le critique d’art Gustave Coquiot renchérit sur le fait qu’à la longue, les fragrances des alcools suffisaient à griser Lautrec.

Gustave Coquiot : Lautrec ou quinze ans de mœurs parisiennes, Paris, Ollendorf, 1921.

Le goût extrême du pittoresque, de l’en-dehors des mœurs, devait tout droit conduire aussi Lautrec dans ces bars, dits anglo-américains, où il pouvait s’amuser du décor des verreries, des petites serviettes de couleur, des garçons en veste blanche, des roast-beefs saignants, des branches de céleri dans des verres d’eau, des petits tonnelets cirés, du haut comptoir à barre de cuivre, et surtout s’intéresser si vivement à la fabrication des cocktails et à la dégustation des short drinks et des gin-wiskies !

Les barillets bien rangés, la verrerie de couleur, les clinquantes réclames des bières anglaises, des champagnes, des long drinks et des gobblers, allumaient tout aussitôt, au fond de son regard de gnome, d’ardentes convoitises. Il vivait là, intensément et magnifiquement. Tout son art exaspéré, déformé, tout son génie de Little Tich fait peintre, il le doit bien aux soubresauts, aux cauchemars de l’alcool, qu’il absorbait là par tous ses sens;— car il les contemplait, il les respirait au moins autant qu’il les buvait, les fortes et redoutables liqueurs.

Enfin, Henri de Toulouse-Lautrec est un grand ami de Louis Fouquet, alors barman au Criterion, un bar pour cochers des Champs-Élysées qu’il va vite transformer en The Criterion-Fouquet’s Bar. On lit sous la plume de Willy ou plutôt de ses deux « négres » du moment : Jean de Tinan et Paul Acker en 1898.

Willy [Jean de Tinan et Paul Acker] : Un vilain monsieur !, Paris, Henri Simonis Empis, 1898.

– Ton bon vieux Maugis, ô Lovelace, t’incite à venir faire un tour au « Criterion » pour nous alcooliser un peu les muqueuses.

– Peuh, tu crois bien utile de…

– Utile ? Indispensable ! Le barman de c’tusine-là, mon fils, pour les cocktails y a que Lautrec qui pourrait lui faire la pige…

 

En 1889, lors de l’accrochage de ses toiles au Bar du Moulin-Rouge, lors de l’inauguration de celui-ci par Josef Oller, Henri de Toulouse-Lautrec sert le cocktail Maiden’s Blush dont la traduction pourrait être : « Qui fait rougir les filles ». La composition laisse rêveur : absinthe – mandarine – bitter – vin rouge – fine (cognac) et champagne ! En 1896, Louis Fouquet en donne une recette bien distincte dans son recueil Bariana.

Louis Fouquet : Bariana, Paris, Chez l’auteur, 1896.

Maiden’s Blush (Qui fait rougir les filles)
½ cuillerée de sucre en poudre
1 cuillerée de sirop de framboise
Le jus d’un demi citron
Un verre d’absinthe blanche
Un demi verre d’Old Tom Gin (ou de gin d’aujourd’hui)
Verser ces ingrédients dans un gobelet d’argent sur un fond de glace pilée
Orner le bord du gobelet d’une tranche de citron.

Benoît NOËL

Lautrec : Affiche The Chap Book, 1896, coll part
Ricardo Opisso-Sala : Romain Coolus et Lautrec au Wepler, 1898, Musée de Strasbourg
Henri Mahé : Lautrec au Moulin Rouge, 1951
Jules Grün : Affiche de 1898, Coll M. Dixmier
Lautrec : Chocolat, encre de Chine, gouache et craie, 1896, Musée d’Albi
Lautrec : Chocolat, dans Le Rire, 28 mars 1896, Coll. Part.
Gene Kelly dans Un Américain à Paris, film de V. Minelli, MGM, 1951
Invitation ornée d’un dessin de Lautrec envoyée par les Natanson, 1895, Coll. Part.