David Hockney en Pays d'Auge

2021 : DAVID HOCKNEY EN PAYS D’AUGE
June 10, 2021 Veronique Herbaut

David Hockney du Clos Saint-Siméon de Honfleur à la Grande Cour de Rumesnil   

(Pointer sur les illustrations pour obtenir leur légende)

À Catherine et Gonzalve Pionchon-de Bascher

Les Dominicaines, Espace culturel de la ville de Pont-l’Evêque présente l’exposition David Hockney : les impressions de 1970 à 2020 du 12 juin au 26 septembre 2021. Grâce à la collaboration de la Galerie Lelong & Co. (Paris) et de la Bibliothèque nationale de France, l’exposition réunit une cinquantaine d’œuvres imprimées de l’artiste britannique, nouvellement installé dans le Pays d’Auge.

Ami de longue date, galeriste et agent français de David Hockney, Jean Frémon est l’auteur du livre : David Hockney en Pays d’Auge[1], guide idéal pour appréhender la quête créatrice de cet artiste d’exception. En un aphorisme digne d’Oscar Wilde, David Hockney aime à rappeler : « La surface est une illusion mais la profondeur l’est aussi. Regarder, c’est cela même. Observer les gouttes de pluie ruisselant sur la vitre ou porter son regard au loin sur l’éclair zébrant le ciel. Le poète George Herbert a écrit : ‘Un homme peut regarder un miroir / Son regard peut s’arrêter à la surface / Mais si cela lui plait, il peut regarder à travers / Et là, contempler le Paradis’ »[2]. Depuis toujours, D. Hockney cherche à privilégier une immersion totale du spectateur dans ses œuvres[3]. Britannique, il est sensible aux dispositifs scéniques du théâtre élisabéthain englobant davantage le spectateur que ceux du théâtre à l’italienne. Peut-être aussi est-il déterminé par cet avis de Sir Ernst Gombrich frappé au coin du sceau du bon sens : « An image is a mirror and a map »[4], c’est-à-dire, « une image est un miroir et une carte ». Est-il nécessaire de préciser : le miroir de l’investigation psychologique intérieure, la carte du repérage topographique extérieur ?

L’idée de s’installer en Pays d’Auge a germé face à la somptuosité du crépuscule observé depuis la terrasse honfleuraise de la Ferme Saint-Siméon, dite à l’origine « Le Clos Saint-Siméon ». Peu après, D. Hockney acquiert La Grande Cour, à Rumesnil, une ferme manoir de 1650. Les mots ne mentent pas. « Clos », « Cour », il s’agit bien d’un ensemble de bâtiments disposés autrefois sur le principe d’une cour fermée comprenant maison et cour manantes, cellier, grange, étable, écurie, laiterie et pressoir sans oublier la basse-cour. Puis, à fleur ou à l’extérieur de ladite cour, les herbages et vergers, le potager, la bouillerie-four à pain et le colombier. La maison d’habitation à pans de bois comporte des carrelages en Pré-d’Auge, un solin en silex ou en plaquettes calcaires, des colombes en épis de fougères, parfois un bardage d’ardoises ou en écailles de chêne, une toiture en tuiles et des épis de faîtage. Vraisemblablement, « manant » qui donnera « manoir » s’oppose au taureau, four, moulin et pressoir dits « banals » et qui sont autant de biens seigneuriaux à usage non pas personnel mais commun. Marcel Proust décrit dans À la recherche du temps perdu un aristocrate en ces termes : « Songez que, quand il se promène dans la campagne, il écarte les paysans d’un air bonasse, avec sa canne, en disant : ‘Allez, manants !’ ». Dans la revue La vie à la campagne, Albert Maumené précise le 15 juin 1914 : « Maisons des champs, chaumières, gentilhommières, combien de détails charmants que l’on admire dans nombre de cottages modernes d’Outre-Manche ont leur origine dans la construction populaire des pays d’Auge et de Caux ? C’était autrefois la ‘masure’ ou la ‘maison manante’, maison non noble mais appartenant à une famille aisée ».

En s’installant à la Grande Cour, David Hockney a pour ambition de restituer « l’arrivée du printemps ». C’est s’inscrire dans une longue tradition si l’on songe à Sandro Botticelli dont le célèbre éloge du printemps ne peut-être correctement appréhendé qu’après avoir admis qu’il est un pendant à sa non moins fameuse naissance de Vénus. De fait, lorsque l’exposition de la Naissance de Vénus précède celle du Printemps, comme il en allait dans le Palais des Médicis, il saute aux yeux que le couple formé par Flore et Zéphyr ouvre et ferme la composition de ces deux œuvres inséparables. Dès lors, cette disposition articule tout autant ces deux épiphanies païennes que le manteau tendu à Vénus dans la Naissance de Vénus et dont elle s’est parée dans le Printemps. D’Édouard Manet avec le portrait de Jeanne Demarsy (1881) à René Magritte avec le Bouquet tout fait (1946), les hommages des peintres au diptyque de S. Botticelli sont nombreux. Le projet de D. Hockney ne recourt pas à la mythologie et s’inscrit dans une tradition asiatique étrangère au point de fuite, aux reflets et à l’ombre portée. Pour ce faire, D. Hockney découpe en tournant sur lui-même 24 vues de la Grande Cour et les restitue sur les 24 planches d’un leporello ou carnet en accordéon d’origine chinoise, en vue d’une immersion maximale du spectateur.

Il s’évertue à trouver les « marques » idoines pour découper dans l’espace poiriers, pommiers, cerisiers pruniers, aubépines et prunelliers sans omettre les iris de la mare où coassent les grenouilles et le cours d’eau bordé d’arbres au bas de la propriété. Le mot « marque » ou « point » en anglais étonne, le français a tendance à évoquer des signes plastiques. Parlant avec humour des peintres, Roberto Matta disait : « Les singes nous font des signes ». On pense surtout à cet empereur chinois qui ayant fait peindre une cascade sur le mur de sa chambre réclama qu’on l’efface car elle l’empêchait de dormir. Le peintre britannique, héros du Pop Art, emploie des couleurs arbitraires et des teintes acidulées pour traduire végétation, cours d’eau et fruits. Toutefois, peu à peu, le travail de ce premier printemps passé à Rumesnil tourne malgré l’attention forcenée de David Hockney davantage au repérage minutieux de son nouveau terrain d’exploration qu’à l’analyse proustienne des métamorphoses printanières des aubépines qu’il contraignait sa gouvernante Céleste Albaret à aller respirer pour lui[5]. David Hockney souligne alors que l’arpentage visuel du territoire précède la carte et plus encore la traversée du miroir.

Le parallèle avec les Nymphéas de Claude Monet restitués en tondi ou en esquisses de cycloramas au Musée de l’Orangerie est évident mais David Hockney escompte, à cette heure, davantage des séries tissées de formats différents pour rendre compte et ponctuer le passage du temps. Jean Frémon écrit : « Adieu la vieille fenêtre albertienne[6], nous sommes dans un train, le paysage défile. C’est un film ». François Truffaut lui-même observait dans son film La nuit américaine (1973) : « Les films sont plus harmonieux que la vie. Il n’y a pas d’embouteillages dans les films, pas de temps mort. Les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit ». L’ombre portée apparue, vers 1425, dans la peinture occidentale avec les fresques de Masaccio de la chapelle florentine Brancacci[7] semble un frein à David Hockney qui cherche la synthèse plastique d’une longue durée.

Lorsqu’il n’est pas absorbé par l’infiniment grand, David Hockney est happé par l’infiniment petit. Heureusement, il possède désormais un outil précieux en cette épineuse investigation. Le stylet et les applications de l’Ipad dont une version modifiée à sa demande expresse. Rien de tel pour décomposer, rythmer et transposer la pluie et les gouttes de pluie. On songe alors à Gustave Caillebotte s’attachant à peindre des gouttes de pluies provoquant des cercles d’ondes dans la rivière Yerres en 1875[8], 55 ans avant que le photographe Harold-Eugene Edgerton ne fige sur pellicule, l’explosion d’une goutte de lait dans un verre.

Le 20 juillet 2019, David Hockney et Jean Frémon remarquent que les peintres impressionnistes ont peu rendu grâce à l’originalité des maisons augeronnes. « Ils ont peint la mer, les falaises, la campagne, les meules de foin, les peupliers, les plages, même les vaches […] mais ces maisons typiques à colombages et toits de chaume ou de tuiles, on ne les voit pas ». C’est d’autant plus frappant que l’historien d’art Fernand de Mély détaillait dans la revue Les Lettres et les Arts en 1888 : « La véritable maison normande se trouve dans la vallée d’Auge et dans le pays de Caux. Lorsque le train qui file vers Caen a dépassé Bernay, le paysage change : aux champs labourés de l’Ile-de-France, aux forêts du Vexin, succèdent de gras pâturages sillonnés de rivières et plantés de pommiers ; la verdure la plus intense se développe dans des terrains d’alluvions, au sous-sol marneux, où la pierre fait absolument défaut. […] Tandis que dans les demeures de bois des autres pays, tout le rez-de-chaussée jusqu’au premier étage est de pierres de taille ou de solide maçonnerie, c’est à peine si, dans ce coin de la Normandie, les fondements s’élèvent au-dessus de terre, à la hauteur nécessaire pour préserver la filière de l’humidité. La maison dès lors devient une véritable cage, démontable, transportable, et plusieurs habitations déplacées de nos jours, par leurs propriétaires, ont mis dans la suite les archéologues dans un grand embarras »[9]. Mieux encore, en 1954, dans un album d’art où il consignait Cent Merveilles[10]du patrimoine mondial, Sacha Guitry plaçait la « Chaumière normande » au même rang que la Victoire de Samothrace ou La Joconde !

Signalons toutefois deux tableaux de jeunesse de Berthe Morisot représentant une chaumière normande précédée ici de poules et d’un cochon et là, de roses trémières[11]. Cinq vues de Camille Corot[12], Gustave Courbet[13], Amédée Besnus[14], Eugène Boudin[15] et Claude Monet[16] représentant justement la Ferme Saint-Siméon[17] derrière un rideau d’arbres, des consommateurs ou sous la neige. Et enfin, une chaumière trouvillaise de Gustave Caillebotte[18] disparaissant sous la verdure et la vigne vierge.

Le printemps passé, David Hockney le concède volontiers, persiste la difficulté majeure de transmettre au spectateur la buée cotonneuse, condensation givrée, barbe à papa filandreuse des insaisissables nuages !

© Benoît NOËL

[1] L’Échoppe, Paris, 2020.
[2] France Huser : « Entretien avec David Hockney – L’adulte et les sortilèges », Le Nouvel Observateur, 25 juillet 1981.
[3] Sur l’immersion, voir B. Noël : « Exposition Les Couleurs de la mer Charles-François et Karl Daubigny en Normandie au Musée E. Boudin », Le Pays d’Auge, nov-déc 2020.
[4] The Image and the Eye – Further Studies in the Psychology of Pictorial Representation, London, Phaidon, 1982.
[5] Monsieur Proust, Paris, Robert Laffont, 1973.
[6] Héritée de la perspective linéaire, théorisée en partie par Leon Battista Alberti (1404-1472) dans son traité De Pictura.
[7] Victor I. Stoichita : Brève histoire de l’ombre, Genève, Droz, 2000.
[8] Yerres – Effet de pluie, huile sur toile, 1875, Indiana University Art Museum – Bloomington (Indiana).
[9] 1er décembre 1888.
[10] Paris, Solar.
[11] Ferme en Normandie, huile sur toile, 1859, Coll Part et Cour de ferme en Normandie, huile sur toile, vers 1864, Coll Part.
[12] La ferme Toutain à Honfleur, huile sur toile, vers 1845, Artizon Museum – Tokyo.
[13] Le jardin de la mère Toutain à Honfleur, huile sur toile, 1859-61, Collection Juan Carlos Botero.
[14] À Saint-Siméon, huile sur toile, vers 1860, Musée Eugène Boudin – Honfleur.
[15] Honfleur – La Ferme Saint-Siméon – Personnages attablés, huile sur bois, vers 1855-57, Coll. Part.
[16] La charrette sous la neige à Honfleur, huile sur toile, 1865-67, Musée d’Orsay – Paris.
[17] Benjamin Findinier : La Ferme Saint-Siméon – Une légende au siècle de l’impressionnisme, Rouen, Édition des Falaises, 2018.
[18] La chaumière – Trouville, huile sur toile, 1882, Art Institute of Chicago (Illinois).