2022 EXPOSITION ET COLLOQUE FERNAND LÉGER & LE CINÉMA

2022 EXPOSITION ET COLLOQUE FERNAND LÉGER & LE CINÉMA
June 27, 2022 Veronique Herbaut

Fernand Léger et le septième art – Les vacances de Janot ou Les fantaisies d’une Parisienne 

Une exposition Fernand Léger et le Cinéma et un colloque Fernand Léger – Une pensée cinématographique mettent à l’honneur l’intérêt constant du peintre pour le septième art.

L’humeur vagabonde du peintre

La vie de Fernand Léger est encadrée plus largement par le cinéma qu’on ne l’estime. Celui-ci le hante de 1916 à 1955 ou plus exactement la quintessence du cinéma en la personne de Charlot. Le premier scénario du peintre normand est de 1916 dans la foulée de sa découverte renversante, en compagnie de Guillaume Apollinaire, au Ciné-Montparnasse, des films de Charlie Chaplin et notamment de The Tramp (Le vagabond), moyen métrage Essanay de 1915. Le Vagabond se déroule dans une ferme et Charlie Chaplin y incarne l’amoureux transi d’un très joli brin de fille (Edna Purviance) qu’il a tirée d’un guet-apens. Fernand Léger est fils d’un maquignon normand et il a pour marraine de guerre, Jeanne Lohy, une androgyne bisesexuelle, native des Andelys (Eure). La séance l’a bouleversé. Le rire à gorge déployée à l’opposé de la tension du front de la guerre, la plastique formelle du corps de Charlie Chaplin et du cinéma, le rythme et l’énergie de ce dernier, son aisance à passer du macrocosme au microcosme ou si l’on préfère du panorama au gros plan. La peinture de chevalet engoncée dans un cadre doré, ou « galon de foire »[1] aux « chicorées d’or »[2], lui paraît alors bien désuète. En 1955, lors du décès de Fernand Léger, Louis Aragon reproduit dans les Lettres Françaises[3], l’écrit testamentaire de son ami, C’est comme ça que cela commence. F. Léger y prône la liberté absolue comme condition de la création artistique. Les artistes doivent fuir toutes les conventions et être aussi insouciants du qu’en dira-t-on qu’un « clochard qui dort sur son banc ». Ce clochard, c’est Charlot !

Le 11 avril 1916, Fernand Léger écrit à son « Cher Janot » alias Jeanne Lohy[4]. « …Alors, tu retournes au village de la main brûlée ? Là où tu as eu si peur. Ah, tu m’en avais fait une drôle de description du patelin. Je me rappelle. Il n’y a qu’à toi qu’il arrive des histoires comme cela. Qu’est-ce qu’il va encore t’arriver cette année ! Il y a le bonhomme qui va vouloir te violer pour sûr et tu vas te sauver en chemise dans les champs. Quelque chose comme ça. J’espère qu’il n’y aura pas de singe parce qu’alors ce sera fou, et je renonce à imaginer tout ce qui va arriver. La réalité toute simple sera bien plus épatante que tout ce que je puis rêver. Sais-tu ce que je pense ? C’est un film cinéma épatant et qui aurait un très gros succès. ‘Janot à la campagne’. Je vois très bien ça au ciné tu sais. [Toi, coincée et hésitant] entre deux portes et deux fenêtres et une cheminée et un singe qui naturellement préfère la cheminée. Parce que les singes, c’est des types originaux. Alors, Janot, elle ne veut rien savoir et elle veut rattraper son singe de 120F. (je comprends assez cela) alors, la voilà partie dans la cheminée. En bas, elle avait une belle robe blanche mais lorsqu’elle apparaît en haut, elle a [échoué à attraper le singe] naturellement. C’est suffisant pour affoler le patelin. Le maire et les pompiers accourent. On trouve le singe en train de faire l’amour avec une petite qui trouve ça très rigolo mais qui gueule comme un âne. Dernier tableau. Janot et son singe dans le train direction Paris avec deux gros gendarmes. Voilà les vacances de Janot ou les fantaisies d’une Parisienne ! »

Ce scénario leste et croquignolesque tient plus du Grand-Guignol que du film d’avant-garde mais il est plus développé que d’autres, imaginés plus tard par Léger, autour de la figure emblématique de Charlot. Il faut le prendre pour ce qu’il est, une pochade, rédigée par un homme peu enclin à porter les armes et privé de la présence charnelle de sa belle amie qu’il a trouvée assez masculine dans son « petit tailleur gris » et ses « fortes chaussures montantes à lacets » lorsqu’il l’a aperçue pour la première fois[5]. Cette allure ne l’a pas empêché de tomber amoureux non sans le surprendre. Par ailleurs, Léger a trouvé coûteux l’achat d’un petit singe auquel tenait absolument Janot mais lui pas du tout, redoutant que le ouistiti ne « boulotte ses tableaux »[6]. D’autre part, Léger ne découvre pas les séances de cinéma lors de ses permissions en 1916. Une autre lettre de guerre à Jeanne Lohy en atteste.

Le 20 mars 1916 : « Ton amie Marevna [Vorobieff] est un con voilà. C’est tout à fait la Russe genre nihiliste insupportable ? Il n’y a qu’elle de bien, d’intelligente, etc., la barbe. Pour les Russes que tu connais, fie-toi à l’opinion de [Natalia] Gontcharova. Moi, j’ai toujours fait comme cela. […] À quel ciné allez-vous ? Au Raspail ? À not’ciné du Raspail. Et Serge [Férat] il y va et Irène [Lagut] : disparue Irène, c’est drôle que tu n’en cause jamais »[7]. Les trois dames citées sont des peintresses et Serge Jastrebzoff, dit Férat, est le frère de la peintresse ukrainienne, Mlle Jastrebzoff, plus connue sous le nom de la comtesse d’Oettingen.

Paradoxalement, bien des dessins exécutés à l’encre de Chine par F. Léger en 1919, sont d’une construction plus « cinématographique », c’est-à-dire dynamiques et riches d’une ample perspective, que le dessin « Élément mécanique » (1920) qu’il donne à l’aspirant cinéaste Jean Epstein pour sa revue Promenoir en mars 1922. Si l’on rapporte ce dernier dessin à l’encre de Chine sans titre que Léger livre au critique d’art André Salmon pour illustrer son recueil L’Art Vivant[8], le contraste est saisissant. Le premier passerait à peine pour un dessin préparatoire au film le Ballet Mécanique lorsque le second cristallise, avec quatre ans d’avance, l’énergie du film la Roue d’Abel Gance (1923). Au sujet de ce film, Florent Fels souligne pertinemment en 1925 dans Propos d’artistes : « Fernand Léger n’est pas étranger à la conception mécanique des meilleures images du film la Roue dont la version primitive, sans les fadeurs imposées par le goût public, eût donné de sa collaboration spirituelle avec Blaise Cendrars, une très haute illustration de ses concepts[9] ». Léger a notamment aidé à la coloration de certains plans du film puis travaillé à des projets d’affiche dont l’une est une synthèse de certaines de ses propositions.

 

Le cinéma n’a que faire du fouet des Futuristes

Blaise Cendrars a toujours aimé taquiner Fernand Léger, ce « gros lambin sympathique »[10]et pour savourer la modernité du livre La fin du Monde filmée par l’Ange N.-D.[11] qu’il cosigne avec lui, dès la guerre achevée, il faut bien comprendre que « l’ange N.D » est au-delà de l’ange trompettiste du toit de Notre-Dame, Fernand Léger, himself ! Son atelier n’est-il pas sis rue Notre-Dame des Champs ? Relisez-le et surtout regardez-le avec cette focale en tête et vous comprendrez mieux les éloges d’Ilya Ehrenbourg ou de Paul Fierens. Dès 1922, dans son essai Et pourtant elle tourne, orné d’un dessin de son ami Fernand Léger en couverture, Ilya Ehrenbourg estime que ce livre est un « film » passé à l’endroit (la chute de la vie) puis « à l’envers » (la renaissance de la vie)[12]. Paul Fierens lui emboîte le pas en 1929 : « Léger a certes plus de disciples, plus d’élèves, qu’il n’eut de maîtres. Le néo-plasticisme néerlandais, le constructivisme russe lui doivent beaucoup. […] Blaise Cendrars est le meilleur ami de Fernand Léger. De leur travail commun, fraternel, naquirent le ballet de la Création du Monde et le film typographique de la Fin du Monde[13]».

Charlot Soldat (Shoulder Arms) doit sans doute à son traitement ironique de la guerre d’avoir vu sa sortie française repoussée de 1918 à 1920. F. Léger qui tenta vainement trois ans durant d’intégrer le service du camouflage fut remué par la séquence satirique du camouflage d’autant qu’un oiseux débat envenimait alors la scène artistique au sujet de l’influence supposée du cubisme sur les trompe-l’œil du camouflage[14]. André Salmon résume habilement la question en son recueil déjà cité : L’Art vivant. « J’avais écrit que le camouflage devait tout au cubisme. Franchement, on pouvait accepter cela sans aimer le cubisme. Les critiques haineux ne l’ont pas voulu. Pour eux, le camouflage ne doit rien qu’à l’impressionnisme. Mais, ils ne donnent pas, eux, leurs raisons. Ça dut bien vous faire rire, mon cher et grand Paul Signac, maître du néo-impressionnisme, bâtisseur celui-là ! qui, de votre atelier méditerranéen, suiviez le départ et la rentrée des torpilleurs et des chalutiers, camouflés comme on camoufle dans la marine, le chef-d’œuvre du genre ! Tout le principe repose sur la théorie des plans et des volumes, mais appliqués de telle sorte – avec une vigueur à rebours, dirai-je – qu’il devient impossible de savoir quelle est la face que le navire présente à l’œil. Tous les combattants qui surent voir, vous diront que de la première à la seconde ligne, où les plans sont plus sobrement confondus, tout est aux couleurs choisies, réservées, si graves qui font la palette de Pablo Picasso ou de Georges Braque ».

Léger décline une Chaplinade ou suite de quatre dessins pour accompagner des poèmes d’Yvan Goll, dans la revue La vie des lettres et des arts en 1921[15] puis, l’année suivante, il mêle la figure de Charlot au nom de Maïakovski en une aquarelle d’hommage au révolutionnaire poète russe[16]. Charlot est devenu une machine légérienne ; démembré, désarticulé, démantibulé mais toujours surexpressif, superhumain, sur-marionnette propre à plaire au scénographe Edward Gordon Craig. « Le point de départ, c’est Charlot comme mécanisme » peut-on lire dans L’Avenir du cinéma, un manuscrit du peintre publié dans Fernand Léger : Fonctions de la peinture[17]. Grâce à Serge de Diaghilev qui finance son voyage, Vladimir Maïakovski vient à Paris, via Berlin, du 18 octobre au 25 novembre 1922. Il visite les ateliers de Picasso, Braque, Delaunay et Léger ; le Salon d’Automne où il admire surtout les Léger, Foujita, Perdriat et Van Dongen puis il se rend à la Galerie Léonce Rosenberg. Il repart avec un projet de livre : Voyage de sept jours à travers la peinture parisienne avec 25 illustrations en couleurs dont deux lithographies originales offertes par F. Léger.

Et pourtant elle tourne (1922) reprend des dessins de la Chaplinade et on y lit des sentences que Léger aurait pu souffler à l’auteur : « Le cinéma n’a pas besoin de soupirer après la technique ou de courir derrière la belle dame-machine. Il est la technique. IL EST LA MACHINE. C’est pourquoi, il peut grandir simplement, et non sur ordre. […] Le cinéma n’a que faire du fouet des Futuristes, il est futuriste. […] Il avance en même temps que la modernité. IL EST LA MODERNITÉ. […] Le cinéma est UN BIEN COMMUN. Le théâtre touche des milliers de personnes, le cinéma des milliers de milliers. […] Le cinéma est INTERNATIONAL. Les films se répandent de par le monde avec une facilité de cartes postales. Chaque jour, 1 500 000 grognons s’amusent des incroyables pantalons de Charlie Chaplin ».

À compter de 1922, les tableaux de Fernand Léger sont souvent structurés par de larges aplats noirs tranchant sur des fonds partiellement blancs qui relèvent tout autant des colombages des fermes normandes à pans de bois que des bords noirs de la pellicule des films. F. Léger vient en effet d’hériter de sa mère, la ferme de Lisores (Calvados) dont il fera son atelier champêtre. Enfin, le poète belge Robert Guiette qui séjourne à Paris, l’automne 1922, observe dans Monsieur Cendrars n’est jamais là[18] : « Nous allons chez Abel Gance où Léger voudrait faire des dessins animés, mais là il n’y a personne et là nous continuons nos pérégrinations ».

La femme qui se poudre assise sur une poutrelle de la Tour Eiffel ou ses comparses qui échangent tête-bêche une cigarette à ses côtés dans le film Paris qui dort de René Clair (1923) sont une des sources des personnages évoluant en apesanteur dans les tableaux de Léger et notamment de ses fameux Constructeurs (1950 – Musée national Fernand Léger – Biot), une toile éponyme des Trente Glorieuses.

 

Le nu descend l’escalier et la lingère le remonte à l’infini

Ovni, premier et quasi dernier film sans scénario, inventaire à la Prévert si l’on veut, le Ballet mécanique produit et réalisé par Fernand Léger (1924) est une révolution copernicienne. Film en 35 mm de 12 à 15 minutes selon les versions, parfois musicales et colorées, il était originellement intitulé : Charlot présente le ballet mécanique. C’est le film d’avant-garde par excellence, concret et abstrait, rustique et poétique, brut de fonderie et esthète, c’est-à-dire pleinement à l’image de son auteur. La radicalité de Léger est nourrie par ses déceptions de s’être vu refuser l’entrée au service du camouflage car ses promoteurs, tenants de l’académisme bourgeois, ne voulaient pas dans leurs rangs d’un peintre tenu pour un trublion révolutionnaire puis de s’être vu écarté des tournages de la Roue d’Abel Gance au profit de Blaise Cendrars et d’Entr’Acte de René Clair (1924) au profit de Francis Picabia. Rolf de Maré lui-même a retoqué les baudruches gonflées à l’hélium qu’il souhaitait pour figurer des plantes et des animaux fantasques au fil du ballet La création du monde (1923). Ainsi, son amertume est grande lorsque le jeudi 4 et le samedi 6 décembre 1924, le Théâtre des Champs-Élysées affiche les ballets Skating Rink (1922), la Création du Monde et Relâche (1924) dont la collaboration à la cerise sur le gâteau, le film Entr’Acte  – présenté en surprise à l’entracte de Relâche – lui a échappé car la concurrence avec le dadaïste Picabia est vive ! Ceci lorsque ses amis ont salué que pour Skating Rink et la Création du Monde, Léger s’est inspiré plus que quiconque à la scène des trouvailles du cinéma : costumes en relief, dimensions irréalistes des décors ou perspectives biaisées. Les danseurs de Skating Rink n’évoluent-ils pas, un moment, sur des patins transcendant par la même le pataud Charlot de Charlot patine (The Rink – 1916) ?

Le Ballet mécanique brasse et cristallise tous les thèmes légeriens : le canotier Belle Époque qu’il métamorphosera en symbole du Front Populaire, la jarretière de son enfance qu’il livra à mille mains avides dans la Noce (1911 – Centre Pompidou), le perroquet dont il fait volontiers son double vu son ramage haut en couleurs ou sa passion pour l’étalagisme des vitrines commerciales et leurs mannequins de plastique. La séquence la plus commentée est celle de la lingère montant et remontant l’escalier de pierre. Maurice Bardèche et Robert Brasillach puis Jean Mitry la défendent pour des raisons bien différentes. Les premiers y voient un symbole du « travail de Sisyphe » et de la « destinée mécanique »[19]. Le second y perçoit une « sorte d’inanité obsessionnelle toute proche du rêve surréaliste[20] ». Outre le clin d’œil au fameux Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp (1912 – Philadelphia Museum of Art), on peut aussi en faire le chaînon manquant entre le « Rose is a rose is a rose is a rose » de Gertrude Stein et la musique répétitive de Phil Glass. Notons enfin que Léger traverse alors une crise créatrice le faisant hésiter entre la peinture et le cinéma, le figuratif et l’abstrait, le charme de la couleur et la simplicité monacale du noir et blanc propre à l’encre de Chine, aux gravures sur bois et à certain de ses tableaux abstraits de l’époque.

Dans un texte manifeste intitulé : Autour du Ballet Mécanique, Léger témoigne vers 1925. « J’avais cinématographié l’ongle poli d’une femme grossi cent fois. Je l’ai projeté. Le public étonné a cru reconnaître une photo astronomique. Je le leur ai laissé croire »[21]. Là-dessus, il conclut : mais détrompé, le public partit furieux. À ce propos, il est bon de relever que la photographe Cami Stone avec L’univers en petit ou Jacques-André Boiffard avec Gros orteil ont photographié des ongles en gros plan en 1929. Léger, via le septième art, ne prend-t-il pas ici de court la photographie ? Ne faut-il pas y voir un exemple de ce que François Albera nomme le « cinématisme » ou la démarche qui fait du cinéma un instrument heuristique pour l’analyse des autres arts[22].

 

Les Charlot du Bazar de l’Hôtel de Ville

À son meilleur, Blaise Cendrars a des fulgurances coupant l’herbe sous le pied aux théoriciens nébuleux. « À l’accéléré, la vie des fleurs est shakespearienne »[23]. Hélas, il est souvent prolixe et subséquemment, il se contredit. Dans l’Homme foudroyé, il cite un « pneu » ou télégramme que Fernand Léger lui a adressé : « J’ai peint un grand Charlot. Viens le voir ! C’est un à-plat. Sur une feuille de contreplaqué. Je vais le faire découper à la scie et monter avec des des ficelles comme un polichinelle. Ce sera très rigolo. On pourrait le fabriquer en série et de toutes les dimensions. Et gagner beaucoup d’argent ! Cela ne t’intéresse-t-il pas ? Il y a urgence ! C’est la Noël. N’as-tu pas parmi tes relations un gros industriel qui voudrait lancer ça : UN JOUJOU MODERNE ! Les enfants n’en ont pas. On ne leur donne que du toc, du déjà-vu. Il serait temps de réagir. Monte donc jusqu’à mon atelier. Je t’attends ». Puis, Cendrars relate n’avoir pas répondu à Léger qui dès lors le battit froid. On le comprend. « Et voilà pourquoi le beau Charlot de Léger n’a jamais paru dans les magasins de nouveautés ni amusé la nursery et est resté tableau de chevalet, digne du musée des Beaux-Arts de Hollywood à défaut du Louvre ». Pourtant, sept ans plus tard, dans une interview au journal Combat, il donne une version différente : « Fernand Léger avait dessiné plusieurs silhouettes articulées de Charlot. Admirable. Art et jouet. Je me souviens, nous avons essayé de les vendre au Bazar de l’Hôtel de Ville. Mais où sont-ils ces Charlot ?[24] ».

Le Centre Pompidou et le musée Pierre-Noël de Saint-Dié-des-Vosges en conservent un exemplaire. Tarsila do Amaral, élève brésilienne et fortunée de Léger en a acquis un. Cette marionnette est impliquée dans l’ouverture du Ballet Mécanique et l’exemplaire de Saint-Dié-des-Vosges comporte une canne tressée qui est vraisemblablement de la main de Marie Vassilieff. Léger, Marie Vassilieff et Cendrars étaient des amis de longue date. Blaise Cendrars a consacré un texte aux poupées de Marie Vassilieff après Guillaume Apollinaire, André Salmon et quelques autres. Fernand Léger a aidé, dès son retour du front, l’impécunieuse Marie Vassilieff à commercialiser ses poupées avant que Paul Poiret n’y réussisse plus efficacement[25]. Mentionnons aussi que Marie Vassilieff, outre son œuvre totalement personnelle dont la poupée Joséphine Baker n’est pas la moins fameuse[26], à été la couturière des costumes des Ballets suédois de Rolf de Maré.

Dès 1925, l’Académie Moderne, animée par Fernand Léger et Othon Friesz, comprend outre les séances de modèles vivants, des conférences, des projections de films et des expositions. Les bois gravés de Léger pour la promotion de cette académie s’appuient sur l’opposition drastique du noir et du blanc et sur des compositions graphiques évoquant le cinéma ou la projection cinématographique, la fameuse « queue de comète » chère à Robert Desnos[27]. C’est cette projection ou faisceau lumineux du projecteur, alliée à l’obturateur que Léger stylise dans le logotype du « Studio des Ursulines », salle de cinéma lancée par les comédiens Laurence Myrga et Armand Tallier.

Parallèlement, Fernand Léger rêve d’adapter au cinéma la Fin du Monde filmée par l’Ange N.-D avec le cinéaste Hans Richter. Celui-ci narre : « Pendant une présentation de mon film Rythme 21 donnée à Paris pour Georges Méliès, une jeune fille partit soudain d’un rire hystérique. Interrogée sur la raison de son rire, elle ne voulut tout d’abord pas s’expliquer et finit par murmurer à l’oreille de celui qui l’accompagnait : ‘C’est comme de faire l’amour…’ Les hommes, les formes abstraites, les objets ne sont en fin de compte rien d’autre que le matériau de l’expression artistique, en peinture comme au cinéma. Dès 1925, j’avais discuté avec Léger d’un projet de film à réaliser en commun. Nous aurions aimé mettre à l’écran la Fin du Monde par l’Ange N.-D., de Blaise Cendrars, et Léger avait dessiné de nombreux croquis sur les nappes et les serviettes de la Grande Chaumière, restaurant de Paris du boulevard du Montparnasse, où nous avions l’habitude de déjeuner »[28].

En 1927, une série de tableaux combinant feuilles frémissantes et des éléments constitutifs d’une projection cinématographique (objectif, pellicule, etc.) forment une célébration du cinéma qui réenchante la vie[29]. La gouache Nature morte de 1928 que Fernand Léger offre, l’année suivante, à S.M. Eisenstein en est un autre exemple. Elle appartient de nos jours au Musée du cinéma moscovite mais elle est visible dans la reconstitution du Cabinet Eisenstein au VDNKh, le grand centre d’exposition moscovite.

 

L’univers chlorotique des films en noir et blanc

La bibliographie du catalogue de l’exposition Fernand Léger et le Cinéma cite la plupart des textes importants de l’artiste sur le sujet mais le cinéma brûle tant Léger qu’il l’évoque en maintes occurrences ici négligées. Citons six exemples qui renouvellent un corpus aussi bouillonnant que méconnu.

Actualités est un essai dédié à Le Corbusier publié, en 1929, dans la revue belge Variétés, animée par Paul-Gustave van Hecke. Léger y vante le gros plan cinématographique qui, en révélant l’infiniment petit, a revalorisé la singularité de chaque objet et a valorisé le fragment peint, un temps éclipsé par la figure littérale. « Nous sommes à une époque de ‘mise au point’, de ‘mise en valeur’. L’événement le plus significatif de notre époque est la mise en valeur de l’objet, des objets. On a des projecteurs qui fouillent les points les plus reculés – on voit au travers des corps. Ces moyens nouveaux nous ont créé une mentalité nouvelle. On veut voir clair, on veut comprendre les mécanismes, les fonctions, les moteurs, dans les plus subtils détails. Les ensembles ne nous suffisent plus – on veut sentir et saisir les détails de ces ensembles – et on s’aperçoit que ces détails, ces fragments, si on les isole, ont une vie totale et particulière. Les gros plans au cinéma sont une consécration de cette vie nouvelle ».

En juillet 1929, Fernand Léger accorde un entretien à Pierre Flouquet pour l’hebdomadaire Monde, dirigé par Henri Barbusse. La pleine page est illustrée d’un dessin inédit de l’artiste : deux feuilles évoluant librement dans l’espace sous deux clés puis deux pipes. La conversation porte sur l’importance de la couleur et Léger a vite fait de l’opposer au noir et blanc de l’écran qui persiste lorsque le parlant fait à cette époque ses gammes[30]. « Avez-vous songé à la possibilité de vivre dans l’univers blanc et noir de l’écran cinématographique ? Ce serait à mourir d’ennui, ou de chlorose. On donne comme raffinés ceux qui, vêtus de gris, s’entourent de décors ternes et sans vivacité. C’est préférer à la vitalité solaire le décharnement de la lune, qui, si elle influence le rythme, est incapable de créer de la vie ».

Si l’on prend la peine d’examiner les photocopies de manuscrits de Fernand Léger conservés à la Ferme-Musée Fernand & Nadia Léger, le cinéma est omniprésent. Ainsi, dans les Fonctions de la peinture, il manque à la reprise du texte New York vu par Fernand Léger paru, en 1931, dans les Cahiers d’Art, et la dédicace : « À Sarah Murphy » et l’épigraphe tout aussi capital : « Smile, Darn Ya, Smile At All Times…Atlantic City Hackney’s ». Smile, Darn Ya, Smile ! est un des premiers films d’animation de la série Merrie Melodies cartoon (1931) réalisé par Rudolf Ising, produit par Léon Schlesinger et distribué par la Warner Bros. Le rythme trépidant de ce cartoon a ravi Fernand Léger lorsqu’il l’a découvert, avec son amie et mécène Sarah Murphy, dans un cinéma attenant à l’Atlantic City Hackney’s, un célèbre restaurant de fruits de mer. Tout juste peut-il lui reprocher d’être en noir et blanc puisque la série n’accédera à la couleur qu’en 1934. D’autres cinémas de New York et d’Atlantic City sont cités dans ce texte mais cette épigramme exprime bien ce qu’est New York aux yeux de Fernand Léger : une ville trépidante qui donne la niaque.

La Ferme-Musée conserve encore la photocopie du manuscrit : Avènement de l’objet (1935), un essai inédit dont nous extrayons ce qui suit : « Le musée de Versailles avec tous ces immenses tableaux qui racontent l’histoire de France en peinture est déclassé par le film qui nous restitue le paysage exact et les hommes de l’époque en mouvement. Le sujet est la grande victoire du cinéma ». L’objet, le sujet, tout est bon dans le cinéma pour l’ami Léger !

Toujours au chapitre des manuscrits, Guido Le Noci, Nadia et Georges Bauquier reproduisent L’Énigme des jours qui viennent (1936) dans leur somme méconnue Fernand Léger – Sa vie – Son Œuvre – Son Rêve[31]. « La couleur, la mobilité, le relief vont faire du cinéma un monstre capable d’absorber et de rendre ce que les peintres et le théâtre s’étaient partagés. L’éducation des foules par l’art pictural n’est plus nécessaire. La peinture peut se resserrer et se développer dans la recherche du Beau en soi sans expression sentimentale et descriptive ». Peut-être faut-il compléter Léger : le cinéma, c’est l’énigme des jours et des nuits qui viennent.

L’article de Fernand Léger : « The Question of ‘Truth’ » paru dans la revue Plus en 1939 illustré notamment d’un dessin inédit à l’encre de Chine (« for Plus – FL 38 ») est tout aussi essentiel. Toujours rivé à son objectif de donner à la peinture des visées distinctes de celles poursuivies par la photographie et le cinéma, Léger y dénonce l’artificialité du cinéma assujetti au bon vouloir du producteur et du maquilleur et y associe, sans crainte des réactions wasp, les normes de « l’éducation, de la religion et de la vie décorative ». En définitive, le seul film authentique serait, à ses yeux, le quotidien d’une famille filmée à son insu par le trou d’une serrure, et la seule œuvre d’art digne de ce nom rayonne de couleurs pures requinquant comme une absinthe.

Ces oublis font qu’on attend beaucoup de la communication : Une cartographie des écrits de Léger sur le cinéma prononcée par François Albera et Jean-Paul Morel au colloque Fernand Léger – Une pensée cinématographique.

 

Un cubisme cinématographique

Il faudrait encore évoquer les spéculations communes de Léger et d’Eisenstein sur l’écran vertical ou carré pour échapper à la « cage rectangulaire » en 1930[32] ou son amitié pour le cinéaste Sergueï Youtkevitch (1904-1985). En 1934, Fernand Léger et Nadia Khodossievitch[33] assistent à la première, Salle Pleyel, du film de Sergueï Youtkevitch et Fridrikh Ermler, Contre-Plan, hélas réduit d’un tiers par la censure soviétique pour en faire un prototype des films de propagande du régime. Le résumé officiel avance : « Les ouvriers de Leningrad accueillent le plan quinquennal par un ‘contre-plan’ plus audacieux encore ». Nadia raconte dans ses mémoires[34]. « Quand sur l’écran apparurent les images de Leningrad – les quartiers ouvriers d’un Pétrograd transfiguré par la révolution -, les Russes blancs jetèrent des boules puantes, mais leur stérile protestation contre-révolutionnaire resta couverte par la musique pleine de joie de vivre de Dmitri Chostakovitch. Fernand Léger se trouvait dans la salle. On lui présenta Youtkevitch. Il lui serra chaleureusement la main, mais fidèle à sa passion ‘industrielle’, il lui fit ce reproche : ‘Un film sur une usine, et vous montrez si peu de machines’ ». Mariés en 1952, Fernand et Nadia Léger eurent l’occasion de revoir Sergueï Youtkevitch en 1954 et 1955 lors de ses venues au Festival de Cannes. Nous avons glissé ces quelques mots sur Youtkevitch pour relever qu’à l’opposé des années soixante, l’analyse actuelle est avant tout formelle, délaissant analyse politique et plus gravement analyse sociale. Seule, l’excellente Sarah Wilson annonce la communication : Léger, Nadia Khodossievitch et les enjeux de la politique mais y évoquera-t-elle le cinéma et à ce titre la relation de ces deux artistes avec les frères Prévert, S.M. Eisenstein ou le susdit Sergueï Youtkevitch ?

Nous n’avons rien dit, des collaborations de Fernand Léger avec Marcel L’Herbier, Alexandre Korda, Thomas Bouchard[35] ou Hans Richter ni de l’hommage à Fernand Léger rendu par Pierre Étaix dans Yoyo (1965). Il faut féliciter Julie Guttierez de son énergie à organiser cette exposition et ce colloque et plus particulièrement de ses découvertes d’un dessin de F. Léger sur plaque de plexiglas pour un projet de film d’animation avec Marcelle Dumont-Billaudot (1952) et d’une plaquette pour le Festival de Cannes de 1949 illustrée de dessins de Charlot par Léger toujours. Saluons enfin les « designers » ou maquettistes du catalogue qui ont veillé à lui conférer une mécanique des fluides bien dans l’esprit du Ballet Mécanique.

Nous finirons par un extrait des passionnantes mémoires du cinéaste William Friedkin : Friedkin Connection[36]. « Les théories de Slavsko Vorkapich (1894-1976) doyen de l’University of Southern California (Los-Angeles) me firent accéder à une liberté nouvelle que j’ai mise en pratique pour chacun de mes nouveaux films. La façon traditionnelle de filmer une conversation entre deux personnes implique de respecter la règle des 180°. Vorkapich tournait cette règle en ridicule en montrant des exemples tirés de plusieurs films. Dans le documentaire Man of Aran, réalisé par Robert Flaherty, en 1934, on voit un homme qui brise une grosse pierre en la frappant à plusieurs reprises à l’aide d’un marteau. On voit l’homme abattre son marteau avec un angle de vue qui va de la droite vers la gauche mais le gros plan frappant la pierre va de la gauche vers la droite ; ensuite le marteau retombe en étant vu de la gauche vers la droite, et l’on voit en gros plan la pierre éclatée de la droite vers la gauche. Ces plans s’enchaînent rapidement et semblent attirer notre attention sur l’action plus intensément que les rapports classiques. Le résultat était une sorte de cubisme cinématographique. Vorkapich professait que la mission la plus importante d’un réalisateur c’est qu’il immerge le public si profondément dans l’action que ce dernier ne soit plus conscient des raccords ». Voilà qui aurait enchanté Fernand Léger. That’s all Folks !

© Benoît NOËL

 

Remerciements : Ada Ackerman, François Albera, Claude Bernès, Pierre-Michel Bertrand, Serge Bromberg, Sylvie Buisson, Aymar du Chatenet, Jean du Chatenet, Arnaud Colbert, Laure Dupont, Julie Guttierez, Véronique Herbaut, Pierre Janin, Géraldine Lefebvre, Francis Léger, Nelly Maillard, Dorothée Martin du MesnilBuisson, Jean-Paul Morel, Erik Näslund, Rémi Noël, Tristan Rondeau, Vera Rumyantseva, Nathalie Samoïlov, Jean-François Sineux, Nicolas Thénier, Michel Thomasson, Dominique Wallard.

 

[1] Félix Fénéon, « Les cadres », Bulletin de la vie artistique, 1er février 1922.

[2] Gustave Kahn, « Au temps du pointillisme », 1er avril 1924.

[3] 25 août 1955.

[4] Photocopie conservée à la Ferme-Musée Fernand & Nadia Léger.

[5] Lettre de F. Léger à Jeanne Lohy, le 27 octobre 1916. Photocopie conservée à la Ferme-Musée.

[6] Lettre de F. Léger à J. Lohy, le 26 mars 1916.

[7] Photocopie conservée à la Ferme-Musée.

[8] Paris, Georges Crès, 1920.

[9] Paris, La Renaissance du Livre, 1925.

[10] Blaise Cendrars, L’Homme foudroyé, Paris, Denoël, 1945.

[11] Paris, La Sirène, 1919.

[12] Moscou-Berlin, Helikon, 1922 puis Dijon, Les presses du réel et Paris, Centre Pompidou (traduction de Paul Lequesne), 2019.

[13] « Fernand Léger », La Renaissance, janvier 1929.

[14] Cf. Tristan Rondeau : « Caméléons » dans la Grande Guerre : étude des pratiques, représentations et motivations des artistes mobilisés à la Section de camouflage française (1914-1919), Mémoire de Master 1, EHESS, 2015.

[15] La Chaplinade sera reprise dans le Nouvel Orphée, Paris, La Sirène, 1923.

[16] Conservée à la Galerie Berggruen – Berlin.

[17] Préface de Roger Garaudy, Paris, Denoël Gonthier, 1965.

[18] Le Poiré-sur-Vie, Éditions du Limon, 1991.

[19] Histoire du cinéma, Paris, Les sept couleurs, 1964.

[20] Le cinéma expérimental – Histoires et perspectives, Paris, Seghers, 1974.

[21] Édité par Sylvie Forestier dans F. Léger, Fonctions de la peinture, Paris, Folio – Gallimard, 1997.

[22] Léger et le cinéma, Paris, Nouvelles Éditions Place, 2021.

[23] Blaise Cendrars, L’ABC du cinéma, Paris, Les écrivains réunis, 1926.

[24] Eugène Mannoni, Blaise Cendrars aux mille aventures, Combat, 23 octobre 1952.

[25] Claude Bernès et B. Noël, Marie Vassilieff – L’œuvre artistique – L’académie de peinture – La cantine de Montparnasse, Sainte-Marguerite-des-Loges, Éditions BVR, 2017.

[26] http://bnoel.herbaut.de/pionnieres-artistes-dans-le-paris-des-annees-folles/

[27] Journal littéraire, 25 avril 1925.

[28] Hans Richter par Hans Richter, Neuchâtel, Éditions du Griffon, 1965.

[29] Feuilles et fruits – Fondation Beyeler, Composition à la feuille – Biot ou Nature morte – Coll. part.

[30] Cf. B. Noël, L’Histoire du Cinéma Couleur, Croissy-sur-Seine, Press’Communication, 1995.

[31] Milan, Edizioni Apollinaire, 1971.

[32] Cf. S.M. Eisenstein, « Prometheus (expérience) », texte rédigé entre 1930 et 1932, traduit par F. Albera pour Les Cahiers du Cinéma, N°307, janvier 1980 et S.M. Eisenstein, Le carré dynamique, trad. de l’anglais par M. Laroche et J.-P. Morel, Paris, Séguier, 1995.

[33] Cf. Aymar du Chatenet avec la collaboration de S. Buisson, N. Samoïlov, J. du Chatenet et B. Noël, Nadia Léger – L’histoire extraordinaire d’une femme de l’ombre, Paris, Éditions Imav, 2019 et http://bnoel.herbaut.de/exposition-les-couleurs-de-nadia-leger/

[34] Liouba Doubenskaïa raconte Nadia Léger – Préface de Jeannette Thorez-Vermeersch, Moscou, Antepatypa, 1978. Ici, traduction de Paul Lequesne.

[35] http://bnoel.herbaut.de/2018-fernand-leger-bozar-bruxelles/

[36] Paris, La Martinière, 2014.