2018 : FERNAND LÉGER À BOZAR BRUXELLES

2018 : FERNAND LÉGER À BOZAR BRUXELLES
January 16, 2019 Veronique Herbaut

Fernand Léger : Le peintre sans palette

D’Octave Mirbeau à Guillaume Apollinaire

Cela commence mal. De Corse, Fernand Léger (1881-1955) recommande vivement dans une lettre de décembre 1907, au futur décorateur André Mare, de lire le roman d’Octave Mirbeau : La 628-E-8 (1). Quelle déculottée, bien digne du Manneken-Pis et autre Jeanneke-Pis, fait endurer l’auteur aux Bruxellois ! « Mais les Bruxellois, quand ils se mettent en frais, et pour bien étaler leur culture, et pour bien montrer qu’ils sont de Bruxelles, n’ont que deux sujets de conversation : l’art et Paris… Paris et l’art… Par malheur, ce soir-là, nos hôtes étaient particulièrement amateurs d’art, et amateurs de Paris, et particulièrement prolixes. […] Ils énuméraient, comme un vieux soldat ses campagnes, les premières parisiennes où ils avaient été, où ils iraient, revenaient des vernissages, des grandes ventes, du Salon des Indépendants, retourneraient à d’autres salons, d’autres vernissages, d’autres grandes ventes, au Grand Prix, aux dernières premières de la saison, au Salon d’automne, chez les Bernheim, chez Vollard, chez Moline, chez Durand-Ruel… J’avais honte d’ignorer jusqu’aux neuf dixièmes des Parisiens illustres qu’ils tutoyaient, et plus des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des auteurs, dont ils citaient, par cœur, des pages entières, en prose libre et en vers libérés ». Ouf ! Néanmoins, l’irascible Mirbeau qui s’en prend encore au roi Léopold II qui est « partout » sauf à Bruxelles, aux lanternes japonaises de Théo van Rysselberghe, aux livres de l’avocat Edmond Picard et de Camille Lemonnier, aux poèmes d’Iwan Gilkin, aux couvertures de l’éditeur Edmond Deman ou aux meubles d’Henry Van de Velde, a-t-il tort lorsqu’il proclame, en revanche, sa pleine admiration des œuvres littéraires de Maurice Maeterlinck, Émile Verhaeren, Georges Rodenbach ou du compositeur Franz Servais (2) ? Passons. Selon l’historienne d’art américaine Carolyn Lanchner, Fernand Léger expose dès juin 1910, une œuvre d’art non identifiée à l’Exposition Universelle de Bruxelles (3). L’année suivante, Guillaume Apollinaire, soucieux de faire connaître le cubisme outre-Quiévrain envoie, avec la complicité du Franco-Belge André Blandin, un bataillon de peintres au 8e Salon annuel du Cercle d’Art Les Indépendants se tenant au Musée moderne de Bruxelles du 8 juin au 3 juillet. Fernand Léger y montre Étude ou Essai pour trois portraits, son tableau qui voyagera le plus en Europe et outre-Atlantique avant la première guerre. Au titre des « cubistes », Léger est entouré du sculpteur Alexandre Archipenko (Maternité) et des peintres Robert Delaunay (L’Église Saint-Séverin Paris et La tour Paris), Henri Le Fauconnier (Portrait du poète Paul Castiaux), André Dunoyer de Segonzac, Albert Gleizes, Luc-Albert Moreau et André Marchand et par ailleurs des Belges André Blandin, Léon Spilliaert ou Rik Wouters. Si la presse bruxelloise montre peu d’appétence pour les tentatives cubistes de renouvellement de la saisie du réel, Apollinaire défend ses choix contre vents et marées et conclut le 10 octobre 1912 dans L’Intermédiaire des chercheurs et curieux : « La première manifestation des cubistes à l’étranger eut lieu à Bruxelles en 1911 et dans la préface de cette exposition, j’acceptai au nom des exposants les dénominations : cubisme et cubistes. » (4)

01 Bruxelles

D’Adolphe Stoclet à Simone Herman

En 1920, Léger expédie deux Dessins à l’Exposition de la Section d’Or présentée à la Galerie Sélection de Bruxelles (62, rue des Colonies) du 4 au 17 décembre. Cette exposition est quasiment la reprise d’une exposition homonyme présentée à la Galerie de la Boétie à Paris en mars. Ces deux dessins côtoient des œuvres d’Alexandre Archipenko toujours, de François Angiboult qui n’est autre que la baronne Hélène Oettingen, de Serge Férat, Théo Van Doesburg, Albert Gleizes, de Natalia Gontcharova qui a figuré des Espagnoles, de Thorvald Hellesen fidèle à ses compositions abstraites, de Joseph Csaky, Michel Larionov, de Louis Marcoussis qui innove avec des peintures sur verre, de Léopold Survage, Marie Vassilieff ou Jacques Villon. La revue franco-belge Sélection n°5 faisant office de catalogue reproduit l’œuvre de Léger : Composition. Les 10 et 11 janvier 1925, Léger et son marchand d’alors, Léonce Rosenberg, sont les invités du banquier Adolphe Stoclet en son palais bruxellois. Hélas, de dix ans l’aîné du peintre, Adolphe Stoclet s’en tient aux maîtres de l’Art nouveau que sont Josef Hoffman, Gustav Klimt et Fernand Khnopff et ne se montre pas attiré par les œuvres de sensibilité Art décoratif de Léger. Dans la revue bruxelloise, Variétés animée par Paul-Gustave Van Hecke, Fernand Léger signe en février 1929, l’article Actualités dédié à l’architecte Le Corbusier. Il y développe une de ses théories phares selon laquelle la promotion picturale de « l’objet », conforme à ses yeux aux développements de la vie moderne via le design, la production en série et les soucis d’ergonomie, doit primer sur le « sujet » peint désormais désuet et anecdotique. En cela, il partage avec son ami le Corbusier le goût du « purisme », authentique voie d’accès selon eux, à de réjouissants murs peints monumentaux et populaires. L’œuvre de Fernand Léger est trop ample pour relater ici par le détail tous ses développements belges. Il se lie notamment avec les hommes de lettres Robert Guiette et Fernand Crommelynck et a une liaison de 1931 à 1940 avec son élève Simone Herman (1905-1997). Peintre et photographe, la belle Anversoise lui inspire une magnifique correspondance et l’assiste notamment lors de la décoration de l’appartement de Nelson A. Rockfeller Jr au 810 de la Ve Avenue en 1938-1939.

02 Bruxelles

De Thomas Bouchard à Gustave Courbet

Faisant suite à celles de 1938 et 1956, l’exposition Le beau est partout est la troisième rétrospective Fernand Léger présentée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. J’aspirais surtout à la voir pour confronter son montage avec celui de l’exposition homonyme montrée au printemps dernier au Centre Georges Pompidou de Metz. Avant même d’y accéder, photographier les palissades peintes du chantier faisant face à Bozar est un plaisir. Le collectif d’artistes Farm Prod a réussi d’élégantes variations sur le thème des fameux Constructeurs de Léger et l’on se surprend bientôt à ne plus voir aux alentours du musée que les rayonnantes couleurs primaires à partir desquelles l’artiste à fondé l’agencement de cette série. Au fil de l’exposition, la souveraineté des métamorphoses auxquelles Léger contraint les objets en douceur saute également aux yeux. La roue de telle œuvre devient en une autre, bobine de film, ou tout aussi bien mandorle et croix d’un ciboire dans le carton d’un vitrail pour l’église d’Audincourt (Doubs – France). Ne chipotons même pas la substitution du Typographe – État définitif (1919) du Musée de Philadelphie par celle, un peu plus faible, du Musée Kröller-Müller d’Otterlo (1919) tant une surprise inattendue me subjugue. Sauf erreur de ma part, ni le film de Thomas Bouchard : Fernand Léger in America – His New Realism (1945), ni la toile : La forêt – New-Hampshire (1942) n’étaient présentés à Metz. Je rêve de voir ce film depuis des décennies. Une copie est réputée appartenir au Centre Pompidou mais jamais mes demandes de visionnage auprès des services autorisés n’ont abouti. Ce sont les seules images cinématographiques de Fernand Léger en couleurs avec celles de Montmartre en couleur vu par Technicolor, filmées par Jean-Claude Bernard, dans l’Atelier Léger du 104, boulevard de Clichy en 1948. Fernand Léger in America est essentiellement évoqué dans trois textes bien différents. Le premier est une critique très désobligeante d’Henri Matisse. Henri Matisse au photographe Brassaï : « Et avez-vous vu le film sur Fernand Léger ? Celui qu’on a tourné aux États-Unis ? Il est très amusant et sans prétention, bien que les couleurs en soient effroyables… Le visage rouge de Léger, affreux, affreux… On le voit faisant la salade. « Il faut savoir faire une salade ! » Il met du sel, du poivre, de la moutarde, il ajoute l’huile et le vinaigre. Puis il dit : « Il faut savoir faire aussi un pot-au-feu ! » Alors on le voit prenant une louche et goûtant le pot-au-feu. Mais, n’est-ce pas, « il faut savoir aussi faire rôtir un poulet ». Et voici Léger, sortant du four deux poulets bien dorés, les arrosant avec le jus. Enfin, on le montre en train de peindre, comme si la peinture était la suite logique de la bonne cuisine… « Il faut, n’est-ce pas, aussi savoir faire de la peinture… » Et il jongle avec des bouts de bois coloriés. Il les met sur la toile. Mais il en met trop, tout s’embrouille et on ne comprend plus rien… Sa cuisine était beaucoup plus convaincante que sa peinture » (5)… Sans donc avoir pu juger du bien-fondé des propos de Matisse jusqu’au visionnage du film de Bouchard sur la borne interactive de Bruxelles, j’ai toujours aimé à les rapprocher de ce passage d’un témoignage du poète Théodore de Banville sur Gustave Courbet. En forêt de Fontainebleau, au Cabaret de la Mère Anthony, un jeune Allemand a été chargé de l’assaisonnement de la salade et il a mesuré avec force componction chaque ingrédient. « Seul le peintre Courbet, qui se trouvait là, s’abstint de tout éloge, et se mit à rire comme un dieu, à gorge déployée, dans sa bonne barbe égyptienne. Puis enfin, sa gaieté s’apaisa, et tournant vers l’Allemand se yeux rusés, pleins d’étincelles : – « Oui, dit-il, on peut faire la salade comme ça, mais on peut aussi la faire autrement. Mère Antony, une autre salade ! » On se mit à fumer des cigarettes en guise d’entr’acte, puis le second saladier arriva, et on le posa devant Courbet. Le Franc-Comtois, en manches de chemise, se mit à l’œuvre ; prenant les salières, puis les huiliers, il jeta au vol sur les feuilles vertes, comme sans calculer, toute l’huile, un énorme flot de vinaigre, le poivre et le sel en tas, avec la prestesse et l’insouciance d’un homme qui déménage par la fenêtre, et en quelques tours de main hardis, nets et précis, avec une grâce d’Hercule, il retourna sa salade. On frémissait : il semblait qu’on allait goûter du fer rouge, avaler des charbons ardents et manger le pavé de l’enfer, mais quelle n’était pas notre erreur ! Avec son air d’agir à l’aventure, le poète d’Ornans avait si bien médité ses profonds calculs, il avait mélangé ses quantités énormes de condiments dans une mesure si exacte, que la salade, lorsqu’on la goûta, parut à tous inoffensive et extrêmement douce. Il est vrai que quelques instants plus tard nous sentions nos bouches brûlées comme par une bonne soupe à la tortue, mais sans avoir eu du tout conscience du moment où s’allumait ce délicieux incendie » (6)… Le seconde texte mentionnant ce film est relatif à la découverte par Christian Derouet du sténogramme d’une conférence prononcée en Sorbonne par Fernand Léger, le 10 avril 1946. Il fournit essentiellement des dates de projection de ce film en Europe (7). Le troisième texte est une savante analyse de Lawrence Saphire s’attachant à décrire le « Nouveau réalisme » de Léger qu’on résumera, ici, par son principe de séparer formes et couleurs (8). En ce sens, si Raoul Dufy a pu le précéder en apposant la teinte brune d’un violon légèrement décalée des bords de son coffre, Léger va plus loin en poussant au paroxysme la dissociation naturelle (chez lui, un violon pourrait devenir bleu) et spatiale des formes et des couleurs selon sa règle des couleurs « en dehors » ou « libérées » des formes. Une boutade rapportée par Odette Valéri résume malicieusement cet audacieux postulat esthétique : « Un jour, Fernand Léger reçoit la visite d’un amateur qui hésite à lui confier la décoration de sa maison de campagne. Léger emporte la commande : – « Si vous prenez X… dit-il, il vous fera des vaches dans un pré. Moi, je vous ferai sur un mur les vaches et sur le mur d’en face les taches de sa robe » (9)….

03 Bruxelles2

De Mary Callery à Louisa Calder

Passionné de « septième art », Fernand Léger a donc voulu ce film, nouveau manifeste esthétique après son Ballet mécanique de 1924. La rencontre avec un jeune cinéaste entreprenant fut l’occasion de passer à l’action et ils travaillèrent en étroite concertation avec le concours du Musée de Philadelphie et l’argent de quelques mécènes américains dont la sculptrice Mary Callery (1903-1977). La copie présentée à Bruxelles appartient à la prestigieuse Université d’Harvard (Cambridge, Massachusetts) qui a bénéficié, en 2016, d’une dotation du National Film Preservation Foundation pour la restaurer. Suite au décès de la fille de Thomas Bouchard et à une aide financière spécifique, la Bibliothèque d’Harvard est également dépositaire d’un vaste lot documentaire, mis aux enchères par Bonhams New York le 16 juin 2015, et relatif à la conception et à la réalisation de ce film. L’intérêt des responsables d’Harvard pour ce fonds est logique si l’on se rappelle que Fernand Léger exposa ses œuvres à la Graduate School of Design de l’Université d’Harvard du 3 au 15 janvier 1945. Fernand Léger in America y fut-il projeté ? Nous l’ignorons à ce jour mais le Fonds Thomas Bouchard susdit contient vraisemblablement la réponse. Le fut-il davantage à l’exposition The Callery Collection : Picasso-Léger qui dévoilait l’excellence de la collection de Mary Callery au Philadelphia muséum of Art du 10 janvier au 20 février ? C’est probable. Contentons-nous de signaler que Fernand Léger et Mary Callery étaient suffisamment liés pour qu’elle soit venue avec Yvonne et Christian Zervos jusqu’à l’atelier normand du peintre, sa ferme de Lisores (Calvados). Une des trois photographies en attestant a été localisée par erreur dans la maison de campagne de l’éditeur Zervos mais un examen attentif des trois prouve amplement qu’il s’agit de bien de Lisores. Thomas Bouchard et Fernand Léger ont filmé : Fernand Léger in America – His New Realism dans les rues de New-York, son atelier du « 80 West 40th Street at Sixth Avenue », et dans la campagne du New Hampshire en 1943 et 1944. À notre connaissance, ce film est en 16 mm couleurs, dure 27 minutes, et jouit d’une musique d’accompagnement d’Edgar Varèse et d’un solo d’accordéon de Louisa Calder, épouse du sculpteur Alexandre Calder. Photographe et cinéaste, Thomas Bouchard (1895-1984), natif de Jérusalem, avait quatorze ans de moins que Léger et ils semblent s’être rencontrés tout naturellement au Bryant Park Studios Building, immeuble d’artistes dominant Times Square et abritant leur atelier respectif. Lorsqu’ils font connaissance en 1942, Diane (1923-2013), la fille de Thomas Bouchard, est à l’Université mais elle travaillera comme assistante du tournage et du montage du film sur Léger. Thomas Bouchard laisse des portraits de la danseuse Martha Graham et des peintres Marcel Duchamp ou Chaïm Soutine et les documentaires : Jean Hélion – Un artiste au travail (1946), Birth of a Painting : Kurt Seligmann (1950) ou Around and About Joan Miro (1955). Le Brooklyn Museum a présenté une rétrospective de ses photographies en 1936-1937. Il posséda notamment le tableau La roue jaune de Fernand Léger (1943-1944) que l’avisée Katharine Kuh présenta à l’Art Institute de Chicago en 1953. Durant son exil aux Etats-Unis, Fernand Léger aide l’association « France Forever », soutien américain à la Résistance française. Le 10 mai 1945, au surlendemain de l’armistice, il donne une soirée au Jardin botanique de Montréal au profit de la France à reconstruire en présence de Jean de Hautecloque, ambassadeur de France au Canada. Cette soirée comprend le lancement du livre notamment signé par le Père Couturier, Maurice Gagnon, Sigfried Giedion et James Johnson Sweeney : Fernand Léger – La forme humaine dans l’espace (10), la première du film (mondiale ou canadienne ?) de Thomas Bouchard, une conférence de l’artiste sur la couleur en architecture, et la vente des éditions spéciales d’un dessin et d’une gouache du maître. Selon les archives de L’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique (IRCAM) la première française du film a lieu, en Sorbonne, le 5 avril 1946, sous l’égide de l’Association Travail et Culture. Puis afin de le faire connaître, Fernand Léger le projette à une assistance choisie, dans les studios parisiens du cinéaste Jean Painlevé, le 3 octobre 1946, Travail et Culture le présente à nouveau en Sorbonne, lors d’une soirée « Cinéma et Peinture », le 4 décembre 1946, couplé au documentaire Calder lequel est en couleurs mais dénué de bande-son. En mai 1947, ces deux films plus le Ballet mécanique sont présentés à la Kusnthalle de Berne à l’occasion d’une exposition Léger-Calder puis en juillet au Stedelijk Museum d’Amsterdam qui reprend cette exposition. Par la suite, Léger projeta notamment le Ballet et le Bouchard aux élèves de son atelier du 104, boulevard de Clichy en 1948 et, à l’invitation de Daniel Wallard, au cinéma Le Morny à Deauville en 1952.

04 Bruxelles2

De Paul Cézanne à Henri Matisse

Je n’ai vu qu’une fois le film à Bruxelles et ai griffonné les notes suivantes qui sont loin de rendre compte de son importance. Léger apparaît dans une rue new-yorkaise puis à proximité d’une vitrine avec mannequins. Puis, il fait effectivement son marché et dit en gros : J’ai appris un peu à faire la cuisine en Amérique. Le pot-au-feu, ça c’est calé, parce qu’il faut quatre heures pour faire ce plat là, et c’est pas du tout dans le rythme américain. Suivent des visiteurs dont certains en uniforme militaire dans son atelier à moins qu’il ne s’agisse d’une galerie d’art. Suivent des vues de la série des Plongeurs, la première à dissocier formes et couleurs. Le tableau : Les trois musiciens (1944), plus ou moins un portrait des frères Fratellini. L’un joue de l’accordéon lequel est décoré de deux petites danseuses nues. Léger commente « les personnages sont traités comme des objets ». Il démarre alors une comparaison entre des tableaux impressionnistes et son « nouveau réalisme ». La première des toiles « impressionnistes » semble plutôt d’une veine romantique, très pré-impressionniste, mais c’est bien ce « romantisme » que Léger juge néfaste et entend combattre. À ses yeux, il n’est plus de grand ou de petit sujet, de peinture noble ou de genre, mais seulement d’art ressenti chaleureusement par le peuple ou pas. On songe alors que sa promotion du gros plan et du monumental n’est pas sans rapport avec le Fifre d’Édouard Manet que l’on accusa sottement d’être une carte à jouer lorsque son auteur visait à la noblesse de l’Ésope de Diego Velasquez. Léger met en relation les Baigneuses de Paul Cézanne et sa Composition aux deux perroquets. De fait, toute sa jeunesse s’est jouée là, comment ne pas être le perroquet de Cézanne, c’est-à-dire comment ne pas simplement le répéter ? Puis, il a fallu ne point être davantage le perroquet de Pablo Picasso. Ou se répéter soi-même l’âge venu. Léger avance que les peintres de sa génération devraient abandonner le « sentimentalisme littéraire » au profit de « l’intensité cinématographique ». Il enchaîne : Les Modernes, nous avons libéré la couleur. Désormais, un bleu a une valeur objective pour lui-même. Vous remarquerez que je travaille avec la couleur sortant du tube, c’est-à-dire que je travaille sans palette, ce qui désole toujours les photographes qui me prient toujours de poser avec ma palette bien en vue. De fait, on le voit peindre ainsi, des études (ou des « post-études » ?) pour le tableau La forêt – New-Hampshire de 1942 puis une réplique dudit tableau sur les tambours d’Edgar Varèse, un autre de ses vieux amis. Sur ce, arrive le moment que je guettais : « les bouts de bois coloriés » vilipendés par Matisse. À vrai dire, je n’avais jamais cru au recours à des éléments de bois vu le travail de découpe et de chantournement qu’ils impliqueraient. N’importe quel historien d’art songe immédiatement à des « papiers découpés » lesquels sont au cœur des préoccupations de Matisse, en 1946, lorsqu’il découvre le film en Sorbonne ou aux Studios Painlevé. Mettons-nous à sa place : d’une part, les derniers papiers découpés mémorables sont l’œuvre des peintres cubistes Georges Braque et Pablo Picasso et voici que Léger pourrait s’y mettre lui aussi ou prétendre à une antériorité jusqu’ici bien celée en Amérique. On saisit dès lors l’émotion du fauve Matisse qui fut toujours violemment raillé par les cubistes et même lâché par le transfuge Braque. Comme il fallait s’y attendre, Léger ne jongle donc pas avec des morceaux de bois dans le film de Bouchard mais avec des papiers découpés et certains de ces « cut-out » sont d’ailleurs désormais conservés dans le Fonds Bouchard de la Harvard Library. Toutefois, on ne saurait dire si Léger recompose ou décompose La forêt – New-Hampshire au moyen de ces papiers découpés mais son intention fondamentale passe et elle n’est pas étrangère à celle de tous les grands peintres dont Matisse : fonder la composition sur les rapports de tons les plus raffinés et subreptices. Léger poursuit : Remarquez bien que ce n’est jamais abstrait, la dominante est toujours l’objet, le fragment de l’objet. Parvenu à ce point, il conviendrait d’analyser le tableau La forêt – New-Hampshire qui apparaît d’ailleurs, en ce film, sous le seul nom de « New-Hampshire ». Ce n’est pas la meilleure toile peinte par Léger durant son exil même s’il y a tout lieu de se réjouir qu’elle appartienne désormais aux collections du Musée national d’Art moderne. Son motif central est-il seulement un morceau de barrière ou de croix ? Dès lors, symbolise-t-il l’accès au « Nouveau réalisme » ou l’enterrement d’un ancien ? L’extrait suivant d’un témoignage du compositeur Darius Milhaud offre une piste. « Pendant l’été de 1941, le Collège de Mills [Californie] où nous étions [ma femme, mon fils et moi], engagea Fernand Léger et André Maurois à enseigner pendant la saison d’été. [Léger] fit une conférence à San Francico qui m’intéressa énormément : il parla de l’évolution de la peinture depuis les Primitifs jusqu’à nos jours. Il montra quelques projections et il indiqua comment chez certains primitifs le bois de la croix du Christ traversait la peinture de haut en bas, de gauche à droite comme dans certaines constructions cubistes » (11).   Le film s’achève sur une séquence dédiée à Big Julie (La grande Julie) (1945), chef-d’œuvre intemporel et pourtant lié à l’amour porté par Léger, à Jeanne Lohy, sa première épouse. La légende veut qu’elle lui soit apparue à bicyclette comme plus tard, Le Corbusier. Le vélo démantibulé de la grande Julie émerge d’une croix rouge bordeaux. L’essieu de la roue supérieure évoque irrésistiblement un moule culinaire et l’essieu arrière – à moins qu’il ne s’agisse du pédalier – une râpe à légumes. Ce tableau est alors d’une importance capitale pour l’artiste, j’entends signifier par là, aussi essentiel que les papiers collés pour Matisse en 1946. Léger n’a pas vu sa femme depuis des années qu’il aime non sans l’avoir fait beaucoup souffrir et, même s’il a tenté d’être engagé comme camoufleur, il a mauvaise conscience de s’être finalement exilé aux États-Unis lorsque civils et soldats tombent en masse en Europe. D’où également toutes ces croix. À la fin du tournage du Bouchard, il fait de Big Julie, le réacteur narratif du sketch The Girl With The Prefabricated Heart qu’il signe pour le film d’Hans Richter Dreams That Money Can Buy. Il conclut : La Grande Julie fait partie de la série des Cyclistes. J’ai établi un contraste entre l’opposition statique de la fille sur fond noir et le dynamisme des roues sur fond rouge. J’ai donné à ce tableau ce nom en souvenir d’une chanson française qui date de déjà longtemps : Quand je t’ai connue dans tes seize ans, tu étais une simple ouvrière, modeste comme la fleur des champs, ton sourire suffisait pour me plaire… La suite, je ne la connais pas…

05 Bruxelles 2

De Charlotte Mare à Vladimir Pozner

Dans son témoignage, Darius Milhaud écrit encore : « À Mills, Léger participait avec entrain aux manifestations ; il improvisa un charmant décor pour une pièce d’Eugène Labiche que monta ma femme avec les étudiants, il décora de couleurs vives une pendule rustique et il s’occupa des costumes et des maquillages. Parfois nous le trouvions dans la cuisine en train de confectionner un succulent pot-au feu. Il était très fier de ses talents culinaires. » Le pot-au-feu de Léger jouissait effectivement d’une longue renommée au point qu’André Mare lui avait expressément demandé d’en donner la recette écrite à son épouse Charlotte, peu après leur mariage en juillet 1910. Léger s’exécuta de bonne grâce non sans jeu de mots sur le « cubisme » ramené au « Bouillon Kub » (12). L’écrivain suisse Fernand Auberjonois a narré superbement une découverte ayant fasciné Léger, à New York en 1935. Le Normand planétaire pouvait-il oublier qu’il était fils d’un maquignon d’Argentan (Orne) ? « Au cours d’une de nos promenades dans le Manhattan pauvre, j’achetais chez un boucher irlandais quatre côtelettes de porc que Léger m’avait demandé de cuire pour lui. Mais là, sur l’étal, mon compagnon avait trouvé du foie de veau surgelé d’une texture pareille à celle du marbre. Ce fut l’extase. Il fallait acheter rien que pour le plaisir de manier l’organe devenu roc. Cocteau aurait parlé de la femme de Lot. Léger n’était pas littéraire. Il aurait voulu casser une vitre avec un foie, mais il ne tenait pas à avoir des ennuis avec la loi (13) »  On pourrait multiplier les témoignages mais le présent article est déjà bien trop long. J’ai gardé cependant, celui de l’écrivain d’origine russe Vladimir Pozner, pour la bonne bouche. Elisabeth Makovska, dite « Lala », fut une autre élève de Fernand Léger et l’épouse de Vladimir Pozner avant de devenir celle du cinéaste Élie Lotar. « Je le connaissais depuis des années, mais c’est pendant la Seconde guerre mondiale, aux États-Unis, lors de notre commun exil, que je l’ai vraiment connu. Je ne sais rien de plus peintre, de plus paysan, de plus français que Fernand Léger, en chandail à col roulé et coiffé d’une casquette, faisant son marché dans le quartier italien de New York, vers la 14e rue, parce qu’on y trouve des marchands des quatre-saisons et que fruits et légumes y ont des couleurs vraies. Il les choisissait lui-même, à l’œil, au toucher, à l’odeur, et les rangeait dans un grand panier qu’il ramenait chez lui. […] [Je conserve de lui, cette lettre] Le 11 août 1942, Mon cher Pozner, Votre lettre me trouve dans le New Hampshire où je suis depuis cinq semaines. […] Je suis dans la montagne loin de la 42e Street et du cinéma et du téléphone et même de la peinture. Je « fais les foins » comme en Normandie, vraies vacances, inconscient du jour, du temps et du lieu. C’est pas mal de temps en temps. […] Tout cela sous le signe de la Coca-Cola. Pas de bière, pas de vin. Ce monsieur Cola a du génie. C’est un curieux cas de conquête passive d’un continent de 130 millions d’habitants ! – Quelle leçon pour monsieur Hitler. FL (14). » © Benoît NOËL

06 Bruxelles3

Merci à Nelly Maillard pour les multiples pistes de recherches conseillées pour appréhender tant soit peu l’œuvre de Fernand Léger, à Dominique Wallard-Thomasson, à Laurent Wallard, à Rémi Noël et à Véronique Herbaut. (1) Fonds André Mare 12.56 Institut de la Mémoire de l’Édition Contemporaine (IMEC) Saint-Germain-la-Blanche-Herbe (Calvados – France). (2) Paris, Eugène Fasquelle, 1905. (3) Catalogue de l’exposition Fernand Léger au Museum of Modern Art (MOMA) de New York du 15 février au 12 mai 1998. (4) Victor Martin-Schmets : Apollinaire et les « peintres nouveaux » en Belgique, revue Que Vlo-Ve ?, n°2, avril-juin 1982. (5) Brassaï : Conversations avec Picasso, Paris, N.R.F Gallimard, 1964. (6) Préface aux Histoires naturelles d’Émile Durandeau, Paris, Tresse, 1878. (7) Christian Derouet : La peinture devant le peuple – Une causerie de Fernand Léger à « Travail et Culture » (1946), revue Europe, N°818-819, juin-juillet 1997. (8) Paysages américains, filles américaines – Adieu New York et La Grande Julie dans Isabelle Monod-Fontaine, Claude Laugier, Christian Derouet et al. : Rétrospective Fernand Léger, Centre Georges Pompidou – Paris, 1997. (9) Fernand Léger, Paris-Match, 30 juin 1956. (10) Montréal, Les Éditions de l’Arbre, 1945. (11) Les années américaines dans Hommage à Fernand Léger, n° spécial de la revue XXe siècle, 1971. (12) Lettre du 4 octobre 1910, Fonds André Mare 15.21 Institut de la Mémoire de l’Édition Contemporaine (IMEC) Saint-Germain-la-Blanche-Herbe (Calvados – France). (13) Entre deux Mondes – Chroniques 1910-1953, Genève, Metropolis, 1999. (14) Vladimir Pozner se souvient, Paris, Julliard, 1972.

COMMENTAIRE DE FRANÇOIS ALBERA, PROFESSEUR ÉMÉRITE À L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Cher monsieur
je viens d’accéder à votre document qui était en lien qui part de l’expo de Bozart et aboutit à Pozner ! quel voyage ! On apprend mille choses… qui m’incitent à apporter quelques faits supplémentaires ! ainsi les propos désobligeants de Matisse sur la couleur « affreuse » du film de Bouchard résonnent très contradictoirement avec un entretien avec FL dans L’Ecran français. Il dit qu’en voyant ses tableaux filmés il a été frappé par l’éclat des couleurs qui lui firent paraître ternes les originaux…( Matisse a peut-être eu affaire à une mauvaise copie, ou alors il est vraiment de mauvaise foi !)
« “L’avenir est à la couleur” nous dit Fernand Léger, peintre et cinéaste », L’Écran français, no 40, 3 avril 1946, p. 11.
Concernant Big Julie, «  réacteur narratif du sketch The Girl With The Prefabricated Heart  pour le film de Hans Richter Dreams That Money Can Buy »,  en travaillant sur ce film pour le catalogue de Pompidou, j’ai constaté que le tableau de la Grande Julie qui figure dans le film n’est pas le même que le tableau catalogué sous ce titre, ou plutôt ils diffèrent sur un point, la fleur que tient Julie dans la version connue datée de 1945. Dans le film elle ne l’a pas ou pas encore (si c’est le même tableau dans un état antérieur).
A mon tour de vous adresser un document ayant un rapport avec FL, la fresque qu’a réalisée à Argentat, devant l’école, le street artist Speedy Grafito l’an dernier…
Bien cordialement
François Albera

Speedy-Léger-Lichtenstein