2021 : MOONCHILD D’ALEISTER CROWLEY

2021 : MOONCHILD D’ALEISTER CROWLEY
February 13, 2022 Veronique Herbaut

Aleister Crowley, Moonchild – Le Filet à Papillon
traduction d’Audrey Muller et Philippe Pissier
Nîmes, Anima, 2021, 444 p., 18 €.

Cette traduction est une pierre blanche ou plutôt de lune dans l’édition en français des œuvres de Magick Aleister Crowley (1875-1947). Ce second roman du mage britannique, après Diary of a Drug Fiend fut édité par Mandrake Press (Londres) en 1929. Les albums musicaux Moonchild de Rory Gallagher (1977) et de John Zorn (2006) lui rendent hommage.

S’être développé dans un ventre maternel, l’avoir quitté dans les larmes avant d’être privé de seins généreusement offerts constituent un mystère et des traumatismes souvent moins bien vécus par un homme que par une femme. Devoir la vie au sexe opposé trouble plus d’un mâle. Les quêtes spirituelles, d’ordre artistique ou religieux, ne comblent pas toujours ce désarroi, facteur latent de violences au-delà des impuissances à satisfaire financièrement, psychiquement ou sexuellement sa compagne. Les assassins et criminels en série ont couramment des conceptions dénaturées de ces implacables réalités biologiques. Transi et même obsédé par celles-ci, bien davantage encore que par le contentement de sa libido, Aleister Crowley, est néanmoins parvenu à les transcender au fil d’une épuisante investigation des champs culturels académiques ou pas.

Sa robe de mage témoigne de son aspiration viscérale à être aussi une femme, visée irrépressible mal dissimulée par son masque de butor, ses allures de matamore et sa fameuse signature en forme de phallus totémique. La déconstruction de devoir la vie à un autre genre et qui plus est sans l’avoir demandé motive largement la conception toujours risquée de systèmes philosophiques et en premier lieu, des religieux. En ce sens, Aleister Crowley ne sait à quel saint se vouer. Tout lui est bon pour conjurer ce sort par trop funeste à ses yeux notamment la « paraphysique » qui englobe selon lui les dieux antiques, les cinq monothéismes, le paranormal et l’ésotérisme.

Moonchild est un inventaire à la Prévert de citations antiques, de références à des sommités artistiques et d’exposés sur les sciences classiques ou occultes. À cet égard, il faut rendre hommage aux notes aussi précises que concises de l’éditeur accompagnant pas à pas le lecteur souvent impétrant en une constellation ou nébuleuse d’ébouriffantes évocations.

L’histoire de l’humanité défile devant nos yeux esbaudis. Socrate et Homère, Catulle et Horace, mais loin de s’arrêter en si bon chemin, ce name dropping mêle encore le peintre Whistler au poète Coleridge, les écrivains Mary Baker Eldy et Alexander Pope, Schelling et Henry James, George Sand et Paul Verlaine, Guy de Maupassant et Helena Blatvasky ou le violoncelliste Pablo Casals au sculpteur Auguste Rodin. Le tout, sur fond de télékinésie, spiritisme, astrologie et autres fantaisies.

Certes, le charme d’Aleister Crowley tient à son détonnant mélange de scientisme et de poésie et Moonchild sans rien devoir à Charles Darwin ni annoncer René Frydman lorgne logiquement vers l’Eve Future de Villiers de L’Isle-Adam ou le Frankenstein de Mary Schelley. Cet « homoncule » ne procède pas de la « lune réelle » mais « d’une idée similaire aux idées que s’en font les poètes », une définition que les esprits forts jugeront cabalistique et les autres, bien évasive. Lisa La Giuffria, après être « morte et renée » dans les bras de Cyril Grey, un des alter-ego de l’auteur conçoit cet enfant de la lune sous le signe de la déesse Artémis, protectrice de l’intégrité des femmes. À ce propos, signalons que dans son essai The Green Godess (1918), Crowley attribuait à la plante absinthe (Artemisia absinthium) « pureté et lucidité avec la touche de folie de la lune ».

La naissance de Moonchild est aussi complexe que prodigieuse. Lisa, assistée de deux autres vierges : Iliel et sœur Clara, capture un papillon suggéré ingéré par un cygne qui pond… l’œuf de Moonchild. Apparenter ce triangle féminin à la quête de la Toison d’or ou y déceler un nouvel indice de la « Qabale » chère à Crowley n’est pas interdit…

Si l’on veut bien passer outre la misogynie de plomb du livre, qu’il faut peut-être d’ailleurs en partie considérer à rebours, à l’instar des doubles de Crowley qui ne cessent d’avancer le contraire de ses convictions intimes, le récit est attachant en rappelant que « la croyance est l’ennemie de la connaissance ». Pour autant, Alesteir Crowley, emporté par son amour excessif de la dualité et du paradoxe suivit-il cette belle maxime ? Ses espoirs placés dans la voie du Tao, « voie du milieu » et « sentier ou celui qui avance recule » ne semblent pas moins sincères, toutefois le sage est-il imperturbable ?Bref, à défaut d’une intrigue réelle, Moonchild intrigue. Néanmoins, le thélémite est-t-il prêt à « renoncer à tout et même au renoncement » ?

Paradoxalement, ce récit décoiffant ne croise pas le Pierrot lunaire du poète belge Albert Giraud (1894) à l’origine de l’œuvre homonyme d’Arnold Schönberg (1912). Le poème Absinthe de ce recueil s’ouvre pourtant sur ces vers : « Dans une immense mer d’absinthe / Je découvris des pays soûls / Aux ciels capricieux et fous / Comme un désir de femme enceinte ». Se peut-il que le naïf meunier montmartrois, dupe de la malicieuse Colombine, soit frère en déconfiture d’Aleister Crowley qui dans la vie réelle fut, en bien des circonstances, dominé par Mary d’Este Sturges, modèle de Lisa La Giuffria, lorsqu’il décrit totalement l’inverse dans Moonlight ?

© Benoît NOËL