Absinthe Étoile d’Argent par Matthieu Frécon (2021)

Absinthe Étoile d’Argent par Matthieu Frécon (2021)
August 2, 2021 Veronique Herbaut

L’Absinthe Étoile d’Argent ou la musique des sphères par Matthieu Frécon (2021)

Visant une pratique humaniste de la distillation, Matthieu Frécon ne fait rien comme les autres. Il peut se l’autoriser car il a, plus que quiconque, étudié, amendé ou conforté les pratiques ancestrales et mondiales de distillation des alcools et des parfums. Il est donc trop facile d’avancer qu’il opère en poète en cultivant les pas de côté. Bien au contraire, il conjugue scientifiquement les données de l’alchimie, de la spagyrie et de la distillation supposée moderne. Ainsi, avant d’être celle d’un musicien qui fait ses gammes, son approche est celle d’un herboriste saisi notamment par la vigueur des absinthes sauvages de montagne. Ajoutons et ceci explique sans doute beaucoup de cela qu’il travaille désormais en binôme avec Florence Thiéblot, sa compagne.

Paradoxalement, cet habitant du Val-de-Bagnes (Canton du Valais) est hanté par la forêt de Brocéliande, sainte Bibiane et les plages d’Océanie. L’esprit des eaux qu’incarne Viviane, il le retrouve dans la poignée de neige dont il allonge ses absinthes hivernales. À ses yeux, sainte Bibiane, fêtée le 2 décembre, est le chainon manquant entre Viviane et la « sainte bibine » des chiffonniers ou « biffins » épris du soleil en bouteille cher à Baudelaire. Mieux, elle est encore la seule à pouvoir réconcilier Épicure et Rabelais en garantissant une consommation conviviale des spiritueux. Selon Matthieu toujours, seule l’absinthe a pu conférer leurs reflets psychédéliques aux plages peintes par Paul Gauguin en Polynésie. Là, je place un bémol. L’absinthe et le laudanum. Certes, Paul Gauguin tenait au frais dans un puits jouxtant sa « Maison du jouir » une bouteille d’absinthe qu’une canne à pêche tendue depuis la fenêtre de sa chambre lui permettait de récupérer aisément et l’on peut estimer que la clémente liqueur lui a suggéré des tons quasi féminins. Cette hypothèse n’est pas « genrée » sous ma plume. À bien y réfléchir, Gauguin ne se réalise pleinement qu’en société des femmes dont il a restitué bien des grâces secrètes. N’a-t-il pas fui jusqu’au bout du monde la compagnie des hommes et leur infernale compétition qui lui rend personnellement la boisson mauvaise, le pousse à l’escarmouche voire à la bagarre ? À l’opposé, la fréquentation des vahinés lui révèle splendeur, douceur et vanité des choses. Revers à cette médaille, Gauguin a usé sans vergogne des bontés des femmes envers le bel animal viril qu’il fut. À Atuona il s’efforce d’atténuer la souffrance causée par sa jambe gangrénée – une suite malheureuse de la syphilis – par la prise répétée de laudanum. Cette teinture d’opium n’est sans doute pas neutre dans sa perception des valeurs colorées. Aussi, si Paul Gauguin affine sa palette via l’absinthe, Matthieu Frécon élargit avec ses absinthes, plus encore que la gamme absinthique, la notion même d’absinthe. Dès lors, comment s’étonner que Matthieu qui se voulait violoncelliste, instrument dont il joue très bien entre deux chauffes, conçoive l’art de la distillation comme une musique des sphères ?

Prenez l’absinthe précisément nommée « Étoile d’Argent » de Florence et Matthieu qui déjoue tout ce que nous croyons savoir sur l’absinthe, comment ne pas voir que le couple l’a pensée comme une absinthe d’un rayonnement nouveau ? Lorsque vous lui ôtez son bouchon de verre, elle ne dégage presque aucun arôme à la différence de certaines de ses consœurs qui libèrent tout instantanément puis plus rien dans la durée. L’Étoile d’Argent offre le programme inverse : une aérienne, stratosphérique mais constante fragrance d’oursins et de couteaux crus. L’Étoile d’Argent louche peu dans le verre ou plutôt l’arachnéenne dissolution graphique qu’elle présente évoque moins les circonvolutions de la pensée que les interconnections neuronales du cerveau. Sa couleur dans le verre étant à peine plus soutenue que dans la bouteille, toute en trompe-l’œil, elle a de faux airs de menthe glaciale et de citronnade light. Son goût n’évoque rien de connu si ce n’est peut-être le délicat pain azyme du calisson d’Aix. Aussi, sommes nous, en tous points, non pas face à un assemblage d’essences rares, aussi subtil soit-il, mais euphorisé à notre insu par des quintessences qui renouvellent le produit de fond en comble. À la lettre, ce n’est pas Pablo Casals en concert mais le souvenir réconfortant de Pablo Casals. Si j’osais une comparaison qui fera jaser dans le Haut-Doubs que je vénère, c’est la différence entre le beaufort et le comté, un grain plus fin et un bouquet floral plus soyeux.

Après tout, qu’importe que Matthieu Frécon préfère l’anis étoilé à l’anis vert ? Tous les goûts sont dans la nature. L’essentiel est de marier brillamment un épice vietnamien à l’absinthe endémique suisse. J’ai coutume de soutenir que tout un chacun quête dans les spiritueux, une exploration optimale de ses marottes mais en ultime analyse, peut-être l’anis étoilé est-il le symbole terrestre de l’étoile absinthe plus que jamais nécessaire à notre planète en survie ?

Benoît Noël

Distillation hivernale

La “Maison du jouir” de Paul Gauguin

Absinthes Edelweiss distillerie