La Compagnie Hybride (Livarot)
Rencontre avec Virginie Lacroix et Gilles Masson
(Collage de trois textes parus notamment dans la Revue Le Pays d’Auge)
– « C’est comme la déchetterie, de même que certains vandales l’ignorent et préfèrent abandonner leurs ordures dans la nature, quelques timides rechignent à venir s’oxygéner l’esprit auprès de formes neuves de spectacle… or comment ignorer que la déchetterie est une mine d’or ? » La verve poétique de Gilles Masson contraste avec son apparence physique rugueuse. – « En échange de leur soutien financier, le Conseil Général et la Région Basse-Normandie nous demandent d’être des acteurs de terrain de la vie culturelle en sud Pays d’Auge, poursuit Gilles, les mains dans le cambouis, mais Virginie vous expliquera cela mieux que moi, on m’attend… » Nous sommes au cœur de l’ancienne usine Technifil de Saint-Germain de Livet. Cet été, la compagnie théâtrale Hybride, sise à la Croix-Rouge (Livarot) depuis 2004 y répète Vague(s) de Sellig Nossam, une performance musique-vidéo-théâtre incluant de nombreux artistes plasticiens. – « Hybride est un moteur à trois têtes, Gilles, Sellig et moi mais il fonctionne surtout à l’huile de coude et en plus d’avoir fédéré un noyau dur de spectateurs autour de nos propositions, nous sommes heureux du groupuscule de bénévoles qui nous assistent indéfectiblement. Nous sommes tous les trois à la fois: auteurs, régisseur, vidéastes, comédiens ou metteurs en scène ». Rousse, Virginie Lacroix se fond dans les herbes folles. – « Les 27 et 28 septembre prochains, Vague(s) entend redonner un sens à ce lieu en friche, la vie est en perpétuelle friche, nous sommes portés par des projets flous, par les vagues de la mer toute proche. C’est ce souffle, cet air iodé, cette lumière sans cesse changeante qui nous ont conduit en Pays d’Auge, plus encore que le hasard ».
– « La maîtrise du souffle est à la racine de nos existences, il conditionne la juste portée de nos gestes et les calligraphes chinois comme les maîtres du tantrisme l’ont dit bien avant moi. Le théâtre est avant tout pour moi défense d’une langue inédite et inouïe. Il est forcément éthique comme me l’a enseigné mon maître Julien Bertheau au Conservatoire d’Art Dramatique de Grasse, et le comédien inlassablement agitateur-acteur-bouffon de la cité. Enseignante à mon tour à l’école maternelle et élémentaire de Livarot grâce aux classes A.P.A.C (Classes À Projet Artistique et Culturel), je suis contente lorsque les institutrices me confient qu’elles ne voient plus leurs élèves de la même façon après mes interventions, des faux timides s’étant révélés superbement à l’aise sur scène. Dans mes cours privés, tant les adultes que les enfants découvrent lentement et le plaisir de jouer et celui d’être spectateurs car beaucoup d’entre eux n’ont quasiment jamais été au théâtre de leur vie. ». Au mois de juin, les petits comme les grands présentent un spectacle tels L’Opéra de la lune d’après Jacques Prévert à Fervaques ou Qui parle ? – Fragments à Livarot d’après Roland Barthes.
Formé au Conservatoire d’Art Dramatique de Lille, Gilles a travaillé entre autres à l’écran avec Philippe Lioret, Benoit Jacquot ou Jean-Pierre Jeunet, et au théâtre sous la direction de Bernard Sobel, Pascal Rambert ou Dominique Pitoiset. Virginie a le tempérament de Théroigne de Méricourt qu’elle a joué comme la Greta du Cercle de Craie Caucasien de Bertold Brecht et comédienne jusqu’au bout des doigts, elle mijote un spectacle d’après la correspondance de Marie-Antoinette. Gilles et Virginie ont notamment vécu et travaillé dans une immense usine désaffectée de Montreuil-sous-Bois. Ensemble, ils ont joué et accompagnent depuis le début Didier-Georges Gabily et Alain Béhar, « deux auteurs visionnaires, car d’une si sidérante acuité de perception de l’état déliquescent de la planète que nous combattrons jusqu’à notre dernier souffle ». L’automne dernier, virginie mettait en scène La passe imaginaire au Tanit-Théâtre (Lisieux), libre montage de textes de Grisélidis Réal, péripatéticienne genevoise entrée en littérature notamment en vue de la légalisation totale du plus vieux métier du monde.
Depuis 2004, Hybride a présenté trois soirées multimédia, dites « Un soir à la campagne ». Le maire de Saint-Houen le Houx, Daniel Sicat, a mis à leur disposition l’église du village devenue pour un soir galerie d’art (photographies de Marc Gouby), scène de théâtre (textes d’Erri de Luca) et de performance (Les Passagers, danseurs verticaux depuis le clocher de l’église). En 2006, Hybride investissait une grange et l’étang du Château de Neuville, grâce à la complicité d’Éric de Neuville et y montrait une exposition de photos de Sellig Nossam, un spectacle « L’épouvante l’émerveillement » d’après Béatrix Beck et un concert sur l’eau pour voix et piano désossé (Sylvie Alexandre et Bernard Martin). Instants de grâce. – « Finalement, je crois que je suis naturellement portée à défendre et à faire entendre la singularité d’une écriture féminine », commente Virginie.
Aux équinoxes, Hybride propose enfin des Fêtes d’automne et du Printemps dans leurs jardins et grange sans cesse métamorphosés en des décors dignes des 1001 nuits. Chacun contribue au boire et au manger mais l’essentiel est dans les propositions des artistes invités et les jeux interactifs poétiques décoiffants imaginés par les hôtes, jamais à court d’énergie.
Là encore, ris et danses garantis jusqu’au point du jour…
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La passe imaginaire – Tanit-Théâtre (Lisieux) – Automne 2007.
Excessive, Grisélidis Réal a soutenu successivement s’être prostituée pour nourrir ses enfants puis par rébellion contre l’ordre établi. En fait, elle n’a jamais avoué le fond de son cœur qui était gros comme ça. Elle l’a fait par amour des ouvriers turcs et arabes exilés à Genève, des handicapés physiques dont les refoulés mentaux ou des clercs en déshérence. Pour eux, elle est devenue plus souvent qu’à son tour, la muse et la madone, bref, l’unique incarnation de la charité. Puis, comme si cela ne suffisait pas, elle a pris la tête, vers 1975, des combats de ses sœurs en vue de la légalisation totale du plus vieux métier du monde et de la reconnaissance entière de leur sacerdoce auprès des laissés pour compte de la société.
Avec la Passe imaginaire, Virginie Lacroix et Gilles Masson, chevilles ouvrières de la mise en scène de ce spectacle inspiré du Tanit-Théâtre (peut-il en aller autrement, « Tanit » est un esprit follet ludique et si ce n’est lubrique…) voguent allègrement sur le chant de cette pasionaria authentiquement libertaire. Les images ironiques et les pépites poétiques déferlent en rafales sur les planches ardentes. Trois comédiennes à poil (Gaëlle Héraut, Virginie Lacroix et Patricia Jeanneau, nues, et endossant trois âges de l’auteur) brillent et brûlent de mille feux contagieux. Elles ne s’exposent pas courageusement mais défendent leur texte comme les péripatéticiennes se défendent contre l’adversité et comme Grisélidis Réal, tout particulièrement, a défendu ses sœurs du machisme incontinent des hommes. Il apparaît dès lors flagrant que les dons de ces actrices sont ici innervés par le don de leur moelle épinière au spectateur estomaqué, que leur générosité est synonyme du partage, du don et de la générosité qui devraient présider à tout échange charnel, loin de toute idée de commerce ou de plaisir solitaire. On se souvient dès lors que viol est la racine insupportable de violence. Qu’on accusait sous Calvin à Genève les comédiens d’être des « allumettes d’impudicité » et qu’à ce titre, on leur refusait des funérailles chrétiennes. On saisit enfin que Benoît XVI survivrait à l’élection d’un pape noir mais pas à l’ordination d’une femme prêtre.
Il n’empêche, Michel Simon, genevois d’origine aurait adoré se perdre dans ces trois triangles des Bermudes. Jésus lui-même aurait-il dédaigné ces trois insolentes Marie-Madeleine ? Marcel Proust ? Pour ma part – faut-il le préciser ? – j’ai adoré ces trois toisons d’or en onctueuse déréliction sur scène.
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L’épouvante – L’émerveillement – Tanit-Théâtre (Lisieux) – Automne 2009.
Les soirées culturelles en Pays d’Auge recèlent d’inouïes pépites. Après l’émouvant tour de chant : Aimer ce que nous sommes de l’impérial Christophe, porté par un public en liesse, le 30 octobre dernier, au Théâtre du Casino de Deauville, la Filature (Liseieux) recevait à la mi-novembre une comédienne trop rare. Deux ans après La passe imaginaire, Virginie Lacroix (Compagnie Hybride sise à Livarot) y présentait L’Épouvante – L’Émerveillement.
La passe imaginaire était un libre montage de textes ou plutôt de papillons surréalistes, de tracts d’agit-prop, de dazibaos ou si l’on préfère de manifestes manifestes estampillés Grisélidis Réal. Cette péripatéticienne franco-helvète mena avec Ulla, vers 1975, les combats de ses sœurs en vue de la légalisation totale du plus vieux métier du monde et visant à la reconnaissance de leur sacerdoce auprès des laissés pour compte de la société.
L’Épouvante – L‘Émerveillement est un sidérant collage d’extraits de l’œuvre de la romancière franco-belge Béatrix Beck (Barny, Léon Morin prêtre -Prix Goncourt 1952-, La Décharge) dont on extraira cette boutade : Le Petit Chaperon rouge était habillé en rouge pour que le sang fasse pas de taches sur sa robe.
J’ai eu la bonne fortune de voir la création de ce spectacle, en 2006, dans une grange d’Éric de Neuville à Livarot. Le site avait conditionné le décor essentiellement composé d’une imposante poutre actionnée par un treuil capricieux. À portée de mains d’un verger de pommes, à proximité immédiate d’une orangerie et néanmoins sur le plancher des vaches, sous une simple blouse, cet elfe roux filait le frisson.
Sellig Nossam signe également la scénographie de la reprise du Tanit mais il a opté pour un cercueil en bois qui se révèle progressivement être un bateau. Selon V. Lacroix, B. Beck nous propose effectivement de « passer de l’effroi à l’émerveillement face au fait que la vie nous révèle qu’il y a quelque chose plutôt que rien. Un émerveillement au demeurant non soluble dans la raison »…
Soutenir que Virginie Lacroix se donne tout entière pour défendre la quintessence, l’âme ou l’acmé de cet écrivain est litote. V. Lacroix ne semble jamais si vivante que lorsqu’elle défend ses auteurs d’exception sur scène et plus encore, ne vit sans doute que pour cela, l’amour des siens mis à part. Certains d’entre vous –j’ai les noms- n’étaient pas au Tanit ; en ce cas rattrapez-vous dare-dare en lisant Confidences de gargouille, le précieux livre d’entretien de B. Beck avec Valérie Marin La Meslée (Grasset)…
Vérité ou poncif, les médias nous répètent à satiété que la femme moderne, contrainte et sublime, fait mille choses à la fois. Téléphoner de la main droite, changer le petit dernier, repousser du pied le chien, tout en faisant répéter ses leçons à l’aînée, songeant avec effroi au frigo vide ; et ce, non sans revivre le psychodrame matinal de son patron souffrant comme un âne de ne plus être son amant depuis que… Bref, elle assure en Rodier et si Rodier n’est pas votre cup-of-tea, en ce que vous voudrez. Avec la précision d’une montre suisse, Virginie Lacroix ajuste un pan de sa blouse, une mèche de ses cheveux, déploie une pelote de corde au-dessus de sa tête tout en se ruant vers l’angle vif d’un décor qui risque d’entamer son genou jusqu’à l’os, sait qu’elle doit éteindre à tout prix l’ampoule menaçant d’incendier le plateau, récupérer au plus tôt la distraction contagieuse du spectateur réfractaire à la poésie au bout du sixième rang, anticiper l’émoi du régisseur tremblant qu’elle se goure au même endroit qu’hier soir -ce que personne n’a vu sauf lui- sans négliger parallèlement d’envoyer le texte à haute et intelligible voix ou d’enjamber cette foutue poutre du décor sur laquelle elle s’est maintes fois éraflée. Le tout, les doigts dans le nez, sans avoir l’air d’y toucher ou de suer sur tout.
Mademoiselle, Madame, la Lacroix est un cas d’école, un phénomène de foire, un cirque ambulant. Je ne connais pas de plus beau compliment adressé à une comédienne que celui de Michel Cournot à l’adresse d’Anne Brochet : Ses parents n’ont pas dû s’ennuyer à l’observer dans son landau. Que V. Lacroix soit une actrice née, qu’elle soit douée de l’oreille absolue passe encore mais qu’elle soit dans le même instant, illusionniste, acrobate, jongleur, dompteur et clown agace, énerve avant de rendre jaloux. Car elle endosse sans complexe le frac de Madame Loyal, aussi, encore, en plus…
Si j’écris, « elle joue comme on aime, on aime comme elle joue », on dira « ouais, ce sont des mots, et pourquoi pas, elle met le feu, pendant que vous y êtes » ? Précisément, elle joue un tiercé éternellement gagnant : don-travail-générosité. Ce qu’elle donne sur scène, la grâce avec laquelle elle abolit l’effort, la peine et le travail vous requinque pour l’éternité. Et pour faire étalage de confiture, j’ajoute, ici, cet implacable dicton dogon : Il faut jouer avec le feu sinon il ne se passe rien.
Avançons plus gaillardement encore. La « Lacroix » vous hèle, vous happe et vous hypnotise. Elle même, à n’en point douter, au bord du gouffre, over the edge, sur le fil du rasoir, on the razor’s edge joue sous hypnose. Néanmoins, si vous interrogez sa maman, le directeur du théâtre, votre voisine de salle ou la serveuse du bar sur la nature des ressorts de cette main la guidant dans l’obscurité scénique, vous obtenez des réponses très différentes voire contradictoires. Une seule issue, venir vous forger une opinion par vous-même car ainsi va la vie et « pourquoi se cassouler la tête » puisque « tout fait farine » comme disait Beatrix Beck à laquelle V. Lacroix rend un hommage aussi sororal que mérité ?
Je n’ai guère, jusqu’ici, que laissé deviner la scénographie. Minimale, elle se révèle magistrale. Monochrome, elle met en valeur le spectre chantourné et chatoyant de la langue (de vipère et d’or) de la « Beck » (ett) ? Entre Vsévolod Meyerhold et Oskar Schlemmer, Sellig Nossam trace la route, la sienne, la leur, celle de la compagnie Hybride, hydre à mille têtes si complémentaires.
© Benoît NOËL
Virginie Lacroix
Gilles Masson
Vague(s)
La soirée de printemps
La passe imaginaire