Entretien avec le distillateur Matthieu Frécon (2020)

Entretien avec le distillateur Matthieu Frécon (2020)
April 22, 2021 Veronique Herbaut

Des joies et des inconvénients de produire son absinthe-maison (2020)

Pour évoquer plaisir et risque à distiller de l’absinthe chez soi, rien de tel que d’interroger Matthieu Frécon, infatigable animateur du site de référence : devenir-distillateur.com et auteur de la bible : L’Alambic – L’Art de la Distillation – Alcools , Parfums, Médecines[1]. Sous une allure de lutin feu follet, Matthieu Frécon est un expert doublé d’un sage.

Ai-je le droit de cultiver les plantes absinthe : grande et petite absinthe, fenouil et mélisse dans le but de distiller de l’absinthe maison ?

– Attention, il faut bien distinguer deux choses, culture et distillation de ces plantes absinthe. À la différence de la culture du cannabis, très encadrée par les législations françaises et suisses, la culture de ces plantes est légale mais pas leur distillation domestique laquelle est, comme toute distillation alcoolique, très surveillée par le législateur.

Si je cultive ces plantes absinthe dans mon jardin, ai-je le droit à une distillation minimum d’apéritif absinthe ?

– Non, la culture des plantes absinthe dont certaines sont d’origine étrangère comme l’anis ou la badiane n’a jamais et ne peut être assimilée aux fruits des vergers que leurs propriétaires-récoltants et les « métayers et fermiers », ces derniers étant souvent nommés « locataires », peuvent faire distiller par un professionnel, type distillateur ambulant…

Je vous arrête tout de suite, qu’est-ce qu’un distillateur ambulant ?

– Le distillateur ambulant ou « bouilleur ambulant »  est un distillateur prestataire de service qui distille pour le bouilleur de cru. Autrefois, il allait d’un propriétaire de vignes ou de vergers à un autre pour distiller raisins et fruits. Ce métier s’est multiplié à la fin du XIXe siècle avec la mise au point d’alambics à colonne et plateaux n’exigeant qu’une distillation au lieu des deux classiques dites « à repasse ». Ce modernisme vanté comme hygiénique mais surtout ce gain de temps intéressa au premier chef, les industriels mais aussi les grands propriétaires vinicoles ou cidricoles qui jetèrent la suspicion sur les pratiques sanitaires des modestes bouilleurs de cru.

C’est-à-dire ?

– Les « bouilleurs de cru » sont les propriétaires de vignes ou de vergers qui distillaient une partie de leurs fruits chez eux mais en proportion très variables de quelques litres à des centaines d’hectolitres. Le législateur ne les nomme plus guère ainsi en France, mais plutôt « propriétaires-récoltants » car un décret de 1942 a malheureusement interdit la distillation à domicile, précisément au profit de distillateurs ambulants ou d’ateliers communaux de distillation. Ceci fut fait au nom de la sacro-sainte hygiène mais en réalité parce qu’en pleine seconde guerre mondiale l’armée avait besoin de toujours plus d’alcool pour les explosifs et le réquisitionnait à volonté.

Qu’est-ce qu’un atelier communal de distillation ? 

– C’est un atelier public ouvert dans certaines communes dans lequel opèrent des bouilleurs de cru ou propriétaires-récoltants de fruits et des bouilleurs professionnels travaillant pour le compte d’autres propriétaires n’ayant pas l’envie de distiller eux-mêmes. Cet atelier a souvent une origine syndicale, liée à la défense de l’ancien « privilège » des bouilleurs de cru. D’ailleurs, en France, l’on doit à la Fédération Nationale des Syndicats des Récoltants familiaux de fruits et Producteurs d’Eau de vie naturelle (FNSRPE) la loi de finances 2003 accordant 10 litres détaxés à 50% aux susdits possesseurs de vergers, métayers et fermiers. Ce minime dégrèvement fiscal fut consenti ou maintenu[2], comme l’on voudra, en 2003, au titre de la « protection des vergers ». Cependant, hors cette ristourne, de nos jours, en Suisse comme en France, un propriétaire récoltant de fruits peut faire distiller, à « façon », c’est-à-dire par un bouilleur ambulant ou par un atelier communal, le volume d’alcool de son choix en acquittant les taxes. En Suisse, pays froid montagnard, les ateliers communaux et les distillateurs ambulants travaillaient à haut régime dans les années 1960 et la Régie fédérale des Alcools fermait les yeux, y compris en matière de production clandestine d’absinthe, tant qu’on achetait l’esprit de vin auprès de ses services.

J’ai vu sur le Net, que les Alsaciens et les Lorrains peuvent distiller librement. Il y a-t-il un poids et deux mesures ?

– En fait, le décret de 1942 fut inopérant en Alsace-Lorraine puisque cette région n’était pas alors soumise au régime de Vichy or cette exception se révéla une grande chance pour la préservation du savoir-faire ancestral en matière de distillation. À mes yeux, les eaux-de-vie d’Alsace sont d’excellence pour plusieurs raisons. Ce sont des eaux-de-vie blanches, sans traitements apportés après distillation : c’est-à-dire ni élevage sous bois ni arômatisation aux plantes ou autres subterfuges. Le principe est de mettre en valeur les cœurs de distillation étendus dans de l’eau pure. Le résultat est une eau-de-vie limpide et éclatante révélant le suc même du fruit et sans aucun faux-goûts. Aujourd’hui encore, le « Droit local en Alsace et en Moselle » autorise la distillation à toute époque de l’année et à domicile, quelle que soit la quantité d’alcool produite et du moment qu’elle est dûment déclarée aux autorités enregistrant les impôts fiscaux.

Ce n’est pas un hasard si les principaux animateurs de la FNSRPE, citée plus haut, sont alsaciens. Ils veillent à la préservation moderne, institué par la loi de 2003, de l’ancien « privilège ». Par ailleurs, le Syndicat des Bouilleurs Ambulants (SBA) protège les intérêts et encourage la formation à ce métier. Enfin, L’Association Alambic – Syndicat des Distillateurs Indépendants (SDI), dont je fais partie, vise à nouer une relation sereine entre les distillateurs artisanaux et les services des douanes et des fraudes et à limiter la destruction du patrimoine en matière d’alambics. Créée, à la Pentecôte 2018, elle est placée sous l’égide du Saint-Esprit, et elle accompagne le développement des microdistilleries qui suit actuellement le mouvement des microbrasseries. En cela, elle n’encourage pas le « moonshining » ou production d’alcool de contrebande au clair de lune mais se consacre à la défense et la perpétuation d’un savoir-faire artisanal pleinement ouvert à l’innovation.

Je n’ai donc pas le droit de produire une absinthe maison dans le but d’une consommation personnelle voire amicale  ?

– Ah, la « production » d’extrait d’absinthe n’implique pas forcément la distillation. Ma première Chandelle Verte (72°) élaborée avec Joël Alber à Montpeyroux (Hérault) était une macération de plantes dans un fin esprit-de-vin. Les absinthes obtenues par macération sont souvent plus drues et plus végétales d’où le nom de celle-ci. Des limitations législatives peuvent également mener à l’innovation et si le pastis est né suite à la prohibition de l’absinthe et aux limites imposées au volume alcoolique des anisés au début du XXe siècle, je crois qu’il y a encore toute une investigation à mener en matière de recettes d’absinthe macérées. C’est pourquoi, je suis personnellement rétif aux cahiers des charges trop contraignants des AOC et IGP. Je suis pour conserver la plus grande plasticité d’évolution aux recettes consensuelles. Personnellement, je travaille une absinthe macérée comme une liqueur et l’absinthe distillée comme une eau-de-vie. Donc, si l’on ne songe pas à la vendre, la production domestique d’absinthe par macération est légale.

En outre, si quelqu’un est certain de posséder une recette originale d’absinthe et souhaite la faire partager à ses amis, sans volonté de la commercialiser, il est le bienvenu dans un atelier syndical de distillation c’est-à-dire  une association de professionnels et d’amateurs gérant un alambic utilisé à tour de rôle. En ce cas, la personne s’inscrit pour une journée de distillation, remplit le bordereau des douanes et s’acquitte des taxes. En outre, elle payera une quote-part à l’atelier, d’un montant quasiment équivalent selon qu’elle souhaite distiller elle-même ou confier le travail à un bouilleur car il faut bien nettoyer l’alambic après une chauffe particulière. Enfin, elle peut s’adresser à une distillerie artisanale qui lui assurera également une édition limitée mais toujours hors-commerce. C’est une pratique courante en Suisse pour un anniversaire ou un évènement remarquable.

Peut-on espérer obtenir une absinthe de qualité à l’aide d’une cocotte-minute, d’un réfrigérant bricolé et d’une plaque de cuisson comme l’avancent certains films du Net ?

– Il est indéniable que certains distillateurs suisses de bleue ont travaillé de cette façon. Toutefois, attention, ils s’inscrivaient dans une chaîne et un savoir-faire transmis de génération à génération or on ne s’improvise pas distillateur, c’est un art complexe impliquant une éthique. Certes, l’alcool est un courant électrique qui requinque et réchauffe mais il me semble de nature alternative, c’est-à-dire d’une intensité variable et follement réversible à ne pas perdre de vue. En outre, je ne suis pas convaincu qu’utiliser, par exemple, un ancien réservoir à essence en guise de récipient réfrigérant soit vraiment la panacée…

Si la production d’absinthe domestique en vue d’arrondir ses fins de mois est interdite, qu’encourt-on à enfeindre la loi ?

– D’avoir tout le temps, en prison, de faire la comparaison entre les conseils véreux de certaines bandes du Net et ceux des vénérables traités de distillation. Non, j’exagère, mais l’amende peut laisser des souvenirs et puis, au fond, quel manque de savoir-vivre que de commercialiser cette Fée Viviane, si précieuse car insaisissable nymphe  aquatique…

J’ai une amie qui distille des plantes pour élaborer des parfums. Puis-je utiliser son petit alambic espagnol pour distiller de l’absinthe ?

– Parlons franc, ces petits alambics espagnols ont été conçus pour la distillation amateur d’huiles essentielles pas pour la distillation d’extrait d’absinthe. Les douanes tolèrent ces distillations d’huiles essentielles tant que leur usage demeure domestique mais certainement pas pour la distillation d’absinthe, un alcool d’usage interne à la réputation toujours incandescante.

Propos recueillis par Benoît Noël

[1] Genève, Ambre, 2015.

[2] Selon les époques, le « privilège » accorda de 5 à 20 litres d’alcool détaxés.

Matthieu Frécon été 2014