2019 : LA TABLE DE FERNAND

2019 : LA TABLE DE FERNAND
April 2, 2019 Veronique Herbaut

La table de Fernand, un restaurant mettant à l’honneur les producteurs locaux

À la vitesse de l’éclair, Emmanuelle Chaigne et Jérémy Domingo ont imposé La table de Fernand parmi les trois meilleures tables d’Argentan. Or, cerise sur le gâteau, l’œil est ici flatté par la décoration murale de l’Atelier Sineux et les hommages colorés du chef à Fernand Léger dans l’assiette.

Bon vivant, Fernand Léger aimait remonter le ressort du tournebroche de la vaste cheminée de briques de sa ferme de Lisores puis découper le poulet pour ses amis. Il représenta même tournebroche à volant et broches dans des gouaches dites « Compositions mécaniques ».

Citons quelques témoignages de première main quant à ses goûts culinaires.

Louis Poughon  [ami d’enfance de Fernand Léger] : Commentaires à la Correspondance de guerre – Lettres de Fernand Léger à Louis Poughon, éditée par Christian Derouet, Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, Paris, Centre Georges Pompidou, 1990.
[Mme Léger mère] avait une servante, Eugénie, une vieille fille qui passa toute sa vie auprès d’elle. Plus dévote encore que sa patronne. […] Excellente cuisinière, elle avait la spécialité du « poulet au blanc ». Personne ne le réussissait aussi bien qu’elle. Un cousin de Mme Léger qui habitait Caen faisait exprès le voyage pour manger le « poulet au blanc d’Eugénie ». Elle avait une autre spécialité, d’un autre genre. C’est elle qui faisait le marché, et il n’y avait personne pour savoir marchander aussi bien qu’elle, avec autant de patience, autant d’habileté, autant d’âpreté. Sa réputation à ce point de vue était telle que les amies de Mme Léger, lorsqu’elles voulaient acheter une belle volaille, un beau faisan, de beaux fruits, c’est à Eugénie qu’elles s’adressaient. Et chaque fois c’était une réussite. Quand on la félicitait, elle rougissait, et si on lui offrait quelque pourboire, elle refusait, ou, si elle l’acceptait, c’était pour le donner au premier pauvre qu’elle rencontrait…

Fernand Léger à André Mare, Extrait d’une lettre de février 1907, Fonds André Mare, IMEC – Saint-Germain la Blanche-Herbe.
Allons, le père Flaubert n’a pas pompé toute l’ironie du vieux sol normand. Il y a encore à glaner pour les plus petiots. On regoûtera tout ça bientôt après un bon dîner en humant un p’tit verre de Calvados. Ca donne du ton !

Fernand Léger à Charlotte Mare, extrait d’une lettre dU 4 octobre 1910, Fonds André Mare, IMEC – Saint-Germain la Blanche-Herbe.
Argentan, le 4-10 1910, Très chère Madame (*), Pour les concentrés, je ne saurais trop, chère Madame, vous conseiller le kub. Je dois certainement à ce potage souverain toute ma nouvelle orientation en peinture. Les « Maggi » viendraient en second lieu (ne pas confondre avec les lanternes presque du même nom). […] Pour les viandes, chère Madame, essayer la Hampe, La Tranche, la Bavette (ceci pour les grillades ou beefsteacks). Vous m’en direz des nouvelles. Vous me reparlerez aussi certainement du Haut-de-Côte pour les succulents navarins (très petit feu). Surtout !! J’allais oublier ! le laurier sous clef, impitoyablement sous clef, je n’insiste pas. Quant aux légumes, l’épicerie du coin en aura de tous cuits, certainement excellents…
(*) Selon les mémoires de Charlotte Mare, André Mare avait expressément demandé à Fernand Léger de donner à son épouse la recette écrite de son réputé pot-au-feu, peu après leur mariage en 1910.

Fernand Léger à Guillaume Apollinaire, Carte postale, BnF.
9 avril 1914, F. Léger et son bon souvenir comptez sur le poulet pour dimanche.

Fernand Léger : Si tu n’aimes pas les vacances…, journal L’Intransigeant, 21 octobre 1929.
Savez-vous ce qu’est un bon poulet rôti ? Non, n’est-ce pas – vous avez oublié ! Pour manger un poulet rôti, il faut s’aventurer dans une ferme au bout d’un « petit chemin », pousser la barrière, connaître ceux qui savent « le » faire cuire. C’est au bout des herbages, dans dix hectares de terre. Défiler devant les chiens qui vous encadrent. Là, peut-être vous pourrez manger un « vrai » poulet rôti. Je dis peut-être car ils sont malins – ils savent que dans le monde entier on n’en mange plus. Ils savent cela nos grands électeurs. Ils savent que « ça devient rare ». Alors, vous comprenez, des malins, ces Normands !

Charles-Albert Cingria [écrivain suisse] : Fernand et Jeanne Léger – Promenades dans Paris, journal Aujourd’hui de Lausanne, 12 décembre 1929.
– Madame Léger ? – Madame Léger est chez elle. Elle vous attend. Ayez l’obligeance de prendre l’ascenseur. C’est au sixième à droite. […] Je suis extrêmement heureux d’être chez Jeanne, si belle, si bonne, si attentive. Il y a dans cette tête d’impératrice-aurige-byzantine-normande un somptueux divin diamant. On parle. C’est l’heure ou jamais de l’apéritif . Alors on le prend. […] Enfin Léger, Léger lui-même arrive. […] On déjeune. Quel Pouilly ! Quelle blanquette ! Il y a différentes façons d’apprêter une blanquette. Celle que je préconise – et Madame Léger l’a bien compris, puisque c’est aussi la sienne – n’est pas celle des restaurants. Il faut que la blanquette soit un peu grise, un peu paysanne, mais parfumée et que, par contraste avec ce gris, tout ce que l’on pêche soit sans un atome de graisse. J’ai mangé pas mal de blanquette dans ma vie : aucune qui fût à la hauteur de celle-là, ni d’un accord si parfait avec un vin résolument sec sentant la pierre et le dégringolement des vipères dans les sarments.

Fernand Léger à son élève Simone Herman, extrait d’une lettre du 18 juillet 1934, Une correspondance poste restante – Lettres de Fernand Léger à Simone Herman, éditée par Christian Derouet, Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, Paris, Centre Georges Pompidou, 1997.
Je pars demain à Antibes chez les Murphy. J’aurais voulu aller à la Ferme de Lisores, l’herbe le cidre. […] Ca tient à des poussées lointaines mais héréditaires – l’envie de cidre. Pas du cidre choisi et de qualité non « de Boisson ». La Boisson cher Bijou est la seconde cuvée – c’est ce que boivent les paysans car ils vendent la première ou en font du Calvados. Dudley Murphy voulait en faire venir un tonneau mais c’est instransportable…

Fernand Auberjonois [autre écrivain helvète] : Entre deux Mondes – Chroniques 1910-1953, Genève, Metropolis, 1999.
Au cours d’une de nos promenades, à l’automne 1935, dans le Manhattan pauvre, j’achetais chez un boucher irlandais quatre côtelettes de porc que Léger m’avait demandé de cuire pour lui. Mais là, sur l’étal, mon compagnon avait trouvé du foie de veau surgelé d’une texture pareille à celle du marbre. Ce fut l’extase. Il fallait acheter rien que pour le plaisir de manier l’organe devenu roc. Cocteau aurait parlé de la femme de Lot. Léger n’était pas littéraire. Il aurait voulu casser une vitre avec un foie, mais il ne tenait pas à avoir des ennuis avec la loi…

Fernand Léger : Conférence en Sorbonne L’Art et le Peuple, Arts de France – Revue mensuelle des Arts Plastiques, n°6, juin 1946.
Et pour finir, je veux vous dire ce que j’ai éprouvé en revenant en France en décembre 1945 ; la joie que j’ai eue de retrouver mon pays. Vous qui avez baigné dans ces cinq années affreuses, vous avez un peu perdu le jugement. Nous débarquons à sept heures du soir au Havre, une ville morte ; il n’y avait que quelques Français dans les rues et nous nous sommes dits : « Tout de même ça va mal » ; nous demandons à un employé de chemin fer : « Où pouvons-nous manger ? » Il nous désigne au loin une petite lumière. « C’est un restaurant, il n’est peut-être pas encore fermé. » Il était fermé. Alors l’employé nous a emmenés chez lui. Il restait un petit ragoût du repas de midi et il nous dit : « Je ne sais pas s’il est encore bon ; il faut le faire réchauffer tout doucement. » Eh bien, je vous assure que ce petit ragoût était épatant…

Jean Marcenac [poète et critique d’art] : Lumière de Léger, journal L’Humanité, 5 février 1981.
Il avait acheté une maison à Gif-sur-Yvette, dans la vallée de Chevreuse. C’était un ancien bordel et il avait laissé les numéros sur la porte des chambres. Nous y faisions d’admirables déjeuners, à la normande. On se serait cru au repas de noces de Madame Bovary…

Témoignages réunis par Benoît NOËL et Véronique HERBAUT